Mes chroniques publiées dans Regards





Réunion/ Boris Gamaleya

Boris Gamaleya habite vraiment le nom de l’île où il est né, La Réunion. Heureux hasard qui réunit les contrastes de son être dans ce sublime pays qui est sa poésie. Né d’un père descendant de la noblesse ukranienne (une parenté lointaine le lie à Pouchkine) qui se réfugie dans l’île après la révolution d’Octobre et d’une mère créole, il milite dans le parti communiste réunionnais jusqu’en 1980 et suit les mouvements de révolte de son île. Jeune professeur de français, il est chassé par l’ordonnance Debré vers la métropole, en même temps que « les enfants de la Creuse ». Il rentre en 1973 pour vivre entièrement son exil dans une écriture fastueuse.

« Reviens retourner les menus miroirs des gouttes jusqu’à n’avoir plus de patries à convoquer… » Le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest, Boris Gamaleya écoute ces langages souvent contradictoires qu’il refond dans un symbole étalé d’une unité sonore à l’autre, ressort profond d’une entreprise spirituelle sans limite : le coq. La « poéterie » de Gamaleya est un immense territoire traversé par ces temps et cultures différents, sentir est le verbe qui lui va le mieux. C’est une très baudelairienne invitation au voyage mais c’est aussi la plénitude d’une langue couchée au soleil, en attente, attentive à l’autre, sonore de toutes ces richesses étranges qui se répondent et se comprennent sans même l’index de la fin du livre. « Le noyé en raccourcis traverse le brouillard. Potestas/clavium ! De trop d’éveils meurent les coqs./ Jiriki ! le salut ne dépend que de soi-même/Tariki ! le salut ne s’obtient que par-avec-en l’Autre ». Le genre de lecture qui pourra faire de votre automne une saison au paradis.

Boris Gamaleya, Jets d’aile, Vent des origines, édition Jean-Michel Place, 14,50 


Décalée/ Mina Loy


« Faites du monde votre salon » : voilà un des « principes de Mina Loy » (1882-1966), peintre et poète née en Angleterre victorienne qui promène sa figure d’expatriée décalée en temps et espace, d’Angleterre en Italie, en France, en Allemagne, en Amérique… De sa peinture post-impressionniste aux sons métalliques d’un Futurisme enragé, aux dédales du Dada et aux plaisirs clandestins du Surréalisme, Mina Loy agit, écrit des tracts féministes et utopistes, explore tous les courants intellectuels du siècle et colore les biographies de beaucoup d’artistes d’avant-garde, de Marcel Duchamp à Gertrude Stein, Djuna Barnes, Joyce, Brancusi, Man Ray ou le boxeur surréaliste Arthur Cravan (qu’elle épouse pour une courte période)… Féministe, conceptualiste, moderne, post-moderne ? Inclassable. Becoming Modern, titrait Carolyn Burke son livre sur la vie de Mina Loy. L’histoire du féminisme ne pourra pas faire abstraction de sa lucidité, de son accent lunaire, de son ironie – « râle de l’émotion » –, de sa stratégie intelligente contre l’ordre moral. « Il n’y a rien d’impur dans le sexe si l’on excepte l’attitude mentale à son égard. L’éventuel consentement à cette réalité constituera l’immense renouvellement social que notre génération pourra connaître, si c’est possible. » A l’époque de la Première Guerre, cette phrase avait une tout autre résonance. Toujours prête à imaginer l’avant-garde, où elle trouve une maison singulière, à l’ombre de la lune, Mina Loy se considère plus proche des arts visuels : « Je n’ai jamais été poète », clamait-elle à la fin de sa vie. La rose métisse, après Le Baedeker lunaire, montrent à quel point elle avait tort.

Mina Loy, La rose métisse, Poèmes II et Manifestes, traduit de l’anglais par Olivier Apert et Nathalie Larrouturou, L’Atelier des Brisants, coll. « Comme », 25 €.
Lire aussi Le Baedeker lunaire, même éditeur, 2000


Suites d'été/ Bernard Chambaz


«… avec moins d’illusion que jamais, sans rien en attendre. » Tel est l’état d’esprit de Bernard Chambaz quand il se met à écrire « un livre de mille et une séquences »Eté finit par la séquence 500, « la deuxième partie viendra en son temps ».

Si Eté est de la poésie… Qui pourrait en douter ? Du jaune de la couverture à l’aveu tragique du pléonasme de l’écriture, tout le vécu de Chambaz est poésie, frénétiquement, mélancoliquement, lucidement, naïvement, savamment… Faite d’une substance éclatée en milliers de registres mais fluide dans la verve du sentir. Qui n’hésite pas de nous introduire dans son artisanat, ni de se faire avec le lecteur, ni de demander conseil ou d’évoquer les ancêtres : « J’aurais voulu mieux ordonner l’ensemble, suivre plus attentivement chaque mot, chaque son (…) sans renoncer pourtant au hasard, à un après-midi bruissant de sansonnets dans une vieille ville arabe, à un gong, mot jouvien intact, petite sonnette de Malherbe, voire sornette qui émarge à côté des vers et des contes bleu de Boileau. » Le temps et l’espace sont faits de mots, que ce soit dans les « suites carolingiennes » :

« Petitpoèmeamoureux

Pourvoircequeçadonne

Sansdétacherleslettres

Tesyeuxvertbrooklyn »


Ou, ailleurs :

« Le poème est aussi dessin

bloc de lignes

bloc de mots

bloc pas forcé

ment carré

mais bloc, géométrie improvisée et »


S’y insèrent l’étrangeté d’une langue « d’outre-entendement », des fragments de joie, de mort et de solitude, la surprise au gré de chaque jour/séquence/instant/couleur/ image/son/blanc… et tant d’autres choses, qui nous reconstruisent, sur terre, en lisant.

Bernard Chambaz, Eté, poème, chants I à V, Flammarion, 19,50


Echange d'énergies/ Passeurs de mémoire, 
De Théocrite à Alfred Jarry

Que les poètes se répondent d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre, c’est peut-être déjà un truisme.
On n’en aimera pas moins Passeurs de mémoire, où quarante-trois poètes lisent « la poésie de toujours », de Théocrite à Alfred Jarry. Un livre qui invite des poètes d’aujourd’hui à partager avec nous quelques lectures qui ont changé leur regard ou éclairé leur chemin. Lectures fidèles et infidèles, transferts et interférences. Un face-à-face court et flamboyant entre esprits portés par des affinités électives. Retour et projection dans le temps, espace ouvert à la libre circulation. Des œuvres qui « incitent à l’exigence » ou d’autres qui « donnent confiance », avoue Yves Bonnefoy, en reconnaissant son attachement à Baudelaire et à Giacomo Leopardi. Michel Deguy rend visite à Etienne Jodelle, dans son seizième siècle, « ode et elle, et joie et je », « la syntaxière prouesse du sonnet haletant »… Patrice Delbourg vit Tristan Corbière, renoue avec son langage et le réinvente : « De la bile, du fiel, de la fièvre. La poésie à la godille. (…) Incatalogable Corbière. (…) Lui, si turlupin, tout sauf mesquin, perclus de croque-mitaineries, dédaigneux de toute pose. » Bernard Noël, séduit par l’« ombre » de Pontus de Tyard, Marie Etienne découvrant les poèmes guarani comme « art de vivre », Bernard Chambaz reconsidérant les Sonnets de Shakespeare, Christian Bobin rendant un hommage délicat à Emily Dickinson : « Le phare de son cœur rouge illumine les nuits des agonisants que nous sommes tous »… On glose et on brave la mort, on échange des énergies. « Comment le poète pourrait-il être, en tant que poète, notre strict contemporain ? » (1) Ce livre pourrait être, à sa façon, une réponse à cette question.

1. Leopardi, dans Zibaldone, 11 juillet 1823, cité par Jean-Baptiste Para dans la préface du livre.

Passeurs de mémoire, De Théocrite à Alfred Jarry, la poésie de toujours lue par 43 poètes d’aujourd’hui, préface par Jean-Baptiste Para, Poésie/Gallimard, printemps 2005. Pour aller plus loin, on peut lire, dans la même collection,les poètes présentés dans ce livre.


Je t'enlacerai, tu t'en lasseras/ Louise de Vilmorin

«G AC ZE FET J’ai assez aidé et fêté

LEBZIR Et les baisers d’hier

LRULDT Et les ruelles d’été

LEJFMR Elégie éphémère

OWGT Au doux bleu végété »


En écrivant son Alphabet des aveux, en 1954, Louise de Vilmorin n’aurait jamais pensé que ses devinettes graphiques pourraient faire la joie des fous du portable qui CM via SMS. Au delà de ces jolies trouvailles, ce livre qui réunit deux figures du Paris littéraire et artistique de la première moitié du XXe siècle, Louise de Vilmorin et le peintre Jean Hugo, nous rapproche de l’atmosphère fantasque du Grand Jeu surréaliste. Frivole et intelligente. La poésie comme jeu de l’esprit, le hasard détourné, un lyrisme bien tempéré, comme dans ce poème en vers olorimes : « Etonnamment monotone et lasse/Est ton âme en mon automne, hélas ! » L’élan de la parole coupé par un humour sans pitié, « Pois de senteur en ma demeure/Et sur mon cœur poids de cent heures. » Ou « Je t’enlacerai, tu t’en lasseras ».
Ses « fantaisies » développent à l’infini des réussites où les cartes mots répondent à des sons dans une suite improvisée comme un morceau de jazz. Un dialogue spirituel avec le lecteur s’installe, mais le clown est triste. « De l’étang des demi-remords/Ne tirez pas vos personnages :/ Le soleil en ferait des morts. » Des calligrames savantes ou légères prolongent par un lettrisme délicat la parole dentelée, ronde ou aiguë. En contrepoint, Jean Hugo dessine des histoires noires touchées par la grâce du mystère. Le rêve appelle les techniques surréalistes du plein et du vide qui font voir loin.

Exquis artisanat, « trobar clos » d’une troubadoure aux commandes de son monde bariolé qu’elle réunissait le dimanche soir à Verrières-le-Buisson autour d’un pot au feu. En sa faveur, ce jugement d’Anne Villelaur : « En une période où la plupart des livres intéressants sont écrits à coup de serpe, l’orfèvrerie acquiert un certain charme » (Les Lettres françaises, 1956).

Louise de Vilmorin, illustrations de Jean Hugo, l’Alphabet des Aveux, nouvelle édition augmentée de onze dessins inédits, éd. Le Promeneur, 16,50


La vie est une brute magnifique/ Jean Malrieu

Ce que l’on propose de partager, le plus souvent, dans cet espace, c’est la poésie comme exil, survie, révolte et rupture avec le langage, passage souterrain d’une langue à une autre… Jean Malrieu, poète du oui, pourrait-il occuper cet instant que l’espace permet ? Sa respiration sincère, sa belle et émouvante vérité, son geste élancé traversent en hauteur ce vécu marqué par le destin de la parole. Une poésie éclose sous le signe d’un énoncé sans ambiguïté, « Le poème tremble dans les bras de l’amour ».
Ce volume est un recueil de son œuvre poétique de 1935 à 1976. En pleine période de croissance du nihilisme dans le domaine du langage, de déception ontologique, l’accord au monde de Jean Malrieu, son exaltation, passe par l’expérience communiste d’Action poétique, des Lettres françaises, par Les Cahiers du Sud, tempérée après par les événements de Hongrie, le Surréalisme, fondu dans la revue Sud qu’il crée à Marseille. Energie et tension d’un lieu, Penne-de-Tarn, « pays de conscience », nourrissent une mystique amoureuse qui lui rend la grâce et l’aide à « apprivoiser la mort ».
Lire Jean Malrieu, c’est toucher à l’abondance, tellement son écriture traduit la liberté humaine, tellement le verset coule, déluge qui verse dans une prose irrémédiablement poétique, où le vers libre capte la sérénité de l’été, éteint la soif de parole et sublime le signe. Parfaits et troubadours s’y glissent et troublent les moments de clarté, l’entre-deux fait du bien, on touche au « sens mystérieux des aspects de l’existence » auquel Mallarmé nous initia. Esprit et terre se réconcilient, « La vie est une brute magnifique ».

Jean Malrieu, Libre comme une maison en flammes, œuvre poétique 1935-1976, le cherche midi (cherche-midi. com), 25


Aux anges/ Tanikawa Shuntarô

« Un ange passe », dit-on quand les mots, gênés, laissent la place au silence. Le livre de Tanikawa Shuntarô, le plus connu poète japonais contemporain, est né de ce silence entre les mots où se glissent les anges que Paul Klee a dessinés à la fin de sa vie. Cela crée une géométrie poétique conçue comme un jeu, exercice où le graphisme se continue dans la parole. Touchée par sa grâce, elle emprunte le rythme tranquille de sa respiration. Ainsi, un symbole que l’on pensait usé jusqu’à sa trame, l’ange, cette créature aérienne, éthérée, spirituelle, mais possédant un corps, hante ses illuminations et se pose comme être intermédiaire entre un artiste de génie et le poète japonais. Rilke, encore, convoquait cette divine créature, dans son passage du visible à l’invisible. Identifié, par beaucoup, à la beat generation, Tanikawa Shuntarô travaille l’idée de frontière et trouve dans la calligraphie de Klee une réponse à ses propres idéogrammes. « Les choses que j’aurais tant voulu écrire/sont celles que je n’ai jamais su mettre en mots. » Ici, l’humour et la tendresse du dessin débordent sur l’écriture dans un syllogisme implacablement drôle : « Ne sachant pas ce qu’est le mensonge/les anges ignorent ce qu’est la vérité ». L’exercice souriant de Klee répond graphiquement dans le contour incantatoire de l’Ange au grelot. Là, un Ange vigilant hante le désespoir post-moderne du poète : « Je croyais qu’il suffit d’un sourire pour se faire entendre/même quand on se tait/Le jour où j’ai su que c’était impossible/j’ai tapé/tapé comme un sourd/Dans l’ignorance du bien et du mal. » Le frisson passe, le poème n’illustre pas, comme le dessin de Klee ne narre pas : c’est un monde autre que nous révèlent ces artistes majeurs. Les 18 poèmes qui forment le recueil semblent toucher à ce domaine secret de la création qui rencontre les esprits au-delà des frontières. Ils subliment ce que l’homme a de désir insatisfait et impossible. Une édition bilingue qui, même si on ne connaît pas le japonais, donne une idée sur la rencontre heureuse des signes.

Tanikawa Shuntarô, les Anges de Klee, traduit du japonais par Dominique Palmé, édition bilingue, Abstème et Bobance, 16,15


"Tu n'es qu'un gitan"/ Alexandre Romanès

« Tu n’es qu’un gitan !”/ c’est ce qu’ils pensent./ Je n’aurais peut-être jamais dû écrire. » On est tenté de voir dans l’écriture d’Alexandre Romanès une manière d’exister entre ciel et terre naturellement poétique, sans artifice aucun. Un gitan n’écrit pas ce qu’il vit en poète, Alexandre Romanès rompt ce tabou, il « trahit » les siens, déchiré entre le désir de côtoyer les poètes qu’il aime, dans un monde sublimé de la parole, et la peur de s’exposer à l’indifférence et à la brutalité. « Entre le monde et moi,/ aucune réconciliation n’est possible./ Moi, je préfère l’oiseau/impassible sur la falaise/et qui s’élance dans le vide. » Des traces d’orgueil familier fleurent bon des lectures classiques. La dualité s’amplifie à chaque ligne, une élégante misanthropie s’installe derrière ses cadences mélancoliques, une solitude de siècles hante ces complaintes touchées par la grâce d’un vrai frisson : « Pauvre être humain,/ ta vie, comme la brindille/emportée par l’oiseau,/ comme la poignée de sable/qu’on jette./ Si ton cœur n’est pas royal,/ tu vas où ? »
Des échos de romance, un soupir de violon : « Mes filles poseront peut-être/la main sur ma pierre tombale./ La fleur attentive regarde,/ les nuages et les oiseaux passent. » La mort s’insinue partout et le poète trempe dans cette ultime vérité qui l’attire comme un aimant. Son scénario se déroule au rythme haletant d’une fugue ininterrompue entre ciel et terre « (…) une nuit/j’ai mis un voile noir/sur mon âme innocente, j’ai refusé le chemin étroit de la vie :/plus rien en moi ne s’opposait à la mort. » Une attente presque sereine, car accompagnée. « Je voulais garder Dieu pour moi/et j’en parle à toutes les pages ». Une transcendence où s’estompe le signal « sans issue »
Une poésie qui a la vigueur de la peinture naïve sur verre : le mystère d’un dessin simple et le flamboyant de la couleur.

Alexandre Romanès, Paroles perdues, Gallimard, 9,50


Quand je fais silence/ Alejandro Jodorowsky


« Arbre d’ombres/ni “je” ni “mien”/ Douloureux silence/que j’appelle poésie ». Alejandro Jodorowsky connaît-il ce stratagème silencieux de la saisie de l’autre ? Ces espaces conquis avec une telle économie de moyens, ces espaces peu bavards sont rares en poésie. « Chaque parole/est un dieu/quand je fais silence ». Si les Pierres du Chemin ne sont pas des haïkus – ces brèves scintillements d’esprit japonais au souffle très réglementé à 17 syllabes – ce qui reste comme ressembance, c’est l’art du retrait, la ponctuation silencieuse du blanc, la discrétion, la pudeur. C’est peut-être pour cela que les suites lapidaires égrénées par le poète – 201 – passent à travers la peau, entrent dans le sang, devenant de précieux moments de conscience partagée avec l’autre. Du Cioran à l’envers, ces syllogismes sans amertume : du douloureux tempéré par une humilité sans rapport au religieux, mais pas de désespoir, « il existe toujours la possibilité d’un pire ». Une attente, un émerveillement devant les paradoxes : « Un jour/tu tiendras mes os/dans tes mains » (41). « Après tant/et tant d’années à méditer/je tue encore les mouches » (202). Le sourire, la sagesse. Une construction soutenue par l’amour, le partage : « Tu es mon enfant/Quand tu me lis/je t’engendre ». C’est peut-être pour ce franc énoncé qu’il faut porter le livre avec soi, l’ouvrir de temps en temps sous le soleil pour sourire avec ce vagabond qui vous dira « Mes chaussures sont ma patrie », sans tabou aucun face à la nostalgie. Ce serait elle, cette nostalgie, qui l’approche du bouillon latino-américain où il est né. Et une certaine folie qui le pousse du cinéma au roman, en passant par la passion pour le conte et la tarologie. Un Jose Arcadio Buendia qui veut tout essayer, la glace, le daguerréotype, la mort… En toute sobriété.

Alejandro Jodorowsky, les Pierres du Chemin (piedras del camino),traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Costa, édition bilingue, Le Veilleur & Maelström, 14


Un héros sans auréole/ Gabriel Ferrater

« T’aimer ? oh, cela va bien plus loin !/Quand la vermine fera un froid souper/de mon corps mort, elle y trouvera/un arrière-goût de toi. Et n’est-ce/pas toi indécemment qui t’es/éprise de moi jusqu’au dégoût »
Le ton est donné, c’est ainsi que Gabriel Ferrater, poète catalan, écrivait dans les années 50-60 à Barcelone. Là où sa vie prit un autre cours, entre amours déçues et rencontres intellectuelles enthousiastes. Comme celle du « groupe de Barcelone » chez Carlos Barral ou, plus tard, du « gang » du poète Jaime Gil de Biedma et Jaime Salinas, influencé par la poésie réaliste de l’Américain Robert Frost et de l’Anglais Wyston-Hugh Auden. Influence majeure, car ce qui suit dans la création de Gabriel Ferrater est une fascinante illustration de cette poésie « de l’expérience » (figurative), mais qui n’exclut pas de manière brutale l’influence surréaliste. D’apparence narrative sans vraiment l’être. D’un individualime lucide teinté d’ironie. Un concret de la déchirure, de l’intermittence, dans ce monde léthargique de l’époque franquiste. Une « poésie sans majuscule » qui regarde d’un œil distant le phrasé médiéval d’un Chrétien de Troyes, ou cite distraitement Wittgenstein, qui abonde donc en références d’une érudition non ostentatoire car ce n’est que le vécu d’une superbe intelligence. Un « héros sans auréole », mais qui a « passé (son) Freud », tel se veut-il par moments. « Ce sera un héros bien de mon temps,/ un temps pour moi qui s’est fait vieux,/ Helena, avec tristesse je le dis ». On le verrait bien errer dans les films d’Antonioni ou flamber comme Essenine, la fièvre au corps. Sa poésie passe en cascade à travers ses dents serrées. Entre faiblesse et génie, abrités ou chassés par les alcools, Ferrater est un point de départ pour beaucoup de poètes catalans contemporains. Un incontournable.

Gabriel Ferrater, les Femmes et les Jours,traduit du catalan et présenté par William Cliff, éditions du Rocher, collection Anatolia, 25


Le mot corps/ Jean-Luc Hérisson; Sandra Moussempès

Jean-Luc Hérisson, né en 1951, et Sandra Moussempès, née en 1965 : deux poètes qui nous font entrer dans le cercle des « 49 poètes, un collectif » – ou la poésie en état de grâce – chez Flammarion.

« La langue n’est pas un objet/Elle est un sujet ». Ainsi annoncée, cette aventure de la parole qu’entreprend Jean-Luc Hérisson invite à prendre le large : « Le dictionnaire est une mer ». Vivre donc la mer. L’état de parole. « Il n’a pas besoin d’île/Il est dans l’île » : on est dans le verbe, il se déroule dans une mise en scène en abîme, habille l’espace blanc, il ne narre pas, il se narre et existe. L’être poétique s’incarne dans cette alchimie, « Elle est en mauvais été/La sécheresse/Les phrases s’emmêlent/le planteur ne sait pas/Identifier les maladies de la phrase/Il constate/que la phrase est malade/La terre est malade. » Secrétée par le mot, l’île se répand. On l’a dans le souffle subtil des consonnes et l’air frais des voyelles en goguette qui ont pris l’accent guadeloupéen, car le marin Hérisson y habite.

Autrement voyageuse, Sandra Moussempès expérimente des langages métissés, ses suites créent un lieu où des scènes primordiales cruelles refont un monde « luxurieux » de signes sans frontières : images, géométries, lettrisme bien tempéré, collage. Un monde qui contient sa propre impatience et sa nostalgie. « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » (1), se dirait-on en lisant : « trop allongée pour devenir l’instrument d’un cœur entier/– la phrase sans les contours, les formes ou les modes –/ suivant la meute/à la question forgée suivante :/“dans le plus grand détachement”/ des forêts se fabriquent en secret/derrière l’oreille ». Et puis, ailleurs, « Recoudre à l’envers & patiemment toute déconvenue/jusqu’à la bonne surprise/ des évasions programmées »… Ce « & », qui revient souvent dans les séquences de Sandra Moussempès, il a sa vie, il surprend, dans le vent et hors mode, entre le vieux « & Co » et la liaison dangereuse. Ce &, c’est le mystère de l’enchaînement dans l’esprit des mots. Comme le défaut d’orthographe – la faute – pose les termes de la révolte. C’est presque réconfortant que le scandale arrive par des « ; » en début de ligne.

Toute cette fière façon d’habiter la Terre nous plaît.

1. Stéphane Mallarmé (1842-1898), Poésies, « Brise marine »

Jean-Luc Hérisson, La Terre blanche et noire, 14€ ; Sandra Moussempès, Captures, 15,50€. Les deux publiés par Flammarion, collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno.


L'autre partie de la ville/ Kurt Drawert

Kurt Drawert est un poète allemand majeur, né en 1956 en Allemagne de l’Est. Avec un père dans la police judiciaire est-allemande, il aurait pu avoir un de ces trajets clairs dans des eaux troubles. Mais il choisit. Il se marginalise, il s’attire des représailles qui pèsent sur sa vie. Il vient ainsi à la poésie, ce lieu pour des gens loin du bon sens. Une écriture qu’il situe lui-même « à l’interface de systèmes idéologiques et de références diamétralement opposés ». Avant le Mur. Après le Mur. Il écrit donc « Une ville frontière entre la Russie et le présent », une vieille femme, un « cadavre prêt à être évacué » envahi par les « mouches de l’histoire » – cette « nature intelligente, faite pour survivre ». Il avoue « l’époque/les thèses de l’époque, les livres de l’époque, fondamentalement écartée, levurée ». Il avoue ce « corps bichonné », qu’il aime, qu’il n’aime pas. Ce « monde accusé qui se dévore ». Un monde où les pères ont manœuvré la langue et ont soumis le verbe aux historiques distorsions. L’isolement, le refus de participer avec sa nouvelle expérience à la vie, lui qui sait que « les gens ont tant de mal dans une partie de la ville/et les autres tant de mal/dans l’autre partie de la ville. » La distance face à ce constat tragique qui laisse des traces dans le poème, où nommer les belles choses devient difficile : « Mais toujours entre les lignes,/ il reste un petit rien. » Où trouver un endroit pour retrouver « l’orgueil » ? Peut-être dans cet équilibre fugace où « survient la seconde indifférente ». Dans l’attente, humaine donc provisoire : « Je savais que le temps/sera du papier brûlé/et que j’allais attendre. »

Des mots posés sur ce qu’un poète choisit d’être, sur ce qu’un traducteur choisit d’être : vont-ils trouver la source de cette langue surchauffée dans son apparence délétère ? Mais veut-on, à notre tour, tout expliquer ? Tant que le silence aussi fait du poème, enregistrons des moments de silence pour couvrir le trop-plein de parole.

Kurt Drawert, Aveux, édition bilingue, traduit de l’allemand et présenté par François Mathieu, Editions Virgile, collection Ulysse Fin de Siècle


Paysie/ Chants &complaintes du polygone, antologie thématique de la poésie algérienne d’expression française

Kateb Yacine, Si Mohand, Jean Amrouche, Djamal Amrani, Tahar Djaout, Matoub Lounès, Youcef Sebti, Bachir Hadj Ali… : cette anthologie est d’abord une reconstruction par la parole du cercle des poètes disparus. D’autres, aussi, vivants, les rencontrent…
L’« anthologie thématique de la poésie algérienne d’expression française » est une lecture faite par Mohamed Younsi, poète et journaliste né en Kabylie. Elle traverse « les fractures politiques et sociales de 1980 à nos jours ». Comment être poète dans le « polygone » ensanglanté, où le haro a été jeté contre l’idée d’art, de beauté, de liberté ? Vivre dans l’urgence. Dire et plaire. « La Révolution et la Poésie sont une seule et même chose », concrétise Tahar Djaout. La parole est l’arme la plus forte, car elle ne peut pas être effacée… Survolté et tenace, l’« Awal » – le verbe – parcourt des territoires interdits : « Paysie/ contrée de nul exil et de liberté/ Où l’on a mis un terme à l’errance/ où siègent les poètes sur le trône d’airain/ De la parole désentravée et recouvrée/Face à la morgue de l’inertie et de la/ “parésie” » (Mohamed Younsi, Paysie, p. 201). On y tue les poètes et on s’y habitue. Une sorte de sacrifice.

Le verbe retrouve ses rythmes premiers en musique, la musique déchirure, la musique danger, la musique-mort. Fable-sable du désert, civilité en villes ensanglantées, retour érudit parmi des poètes maudits – Baudelaire, en figure tragique à la proue – l’amour, le cri, la colère : « Désormais/vos balles ne font plus peur/et je vais à l’ombre de vos mitraillades/bouffer ma colère végétale » (Tahar Djaout, Colère végétale, p. 48).

Cet exil dans la langue des poètes kabyles... Leurs errances sans rancune : « Ma nuit remue de mots français, malgré les morts réveillés… Ces mots, j’ai cru pouvoir les saisir en colombes, malgré les corbeaux des charniers » (Assia Djebbar, p. 177). Le visage splendide de la diversité, car ce recueil « collectif » révèle l’unicité inconditionnelle de chaque écriture.

Chants & complaintes du polygone. Anthologie thématique de la poésie algérienne d’expression française à travers les fractures politiques et sociales de 1980 à nos jours, présentée par Mohamed Younsi, Ecrits des Forges, le dé bleu, 19,50


Loin de la forêt/ Tomaz Salamun

« La poésie est parce que l’homme n’est pas Dieu et c’est ce que l’homme/supporte le moins. » Il y a vingt-sept ans, Tomaz Salamun pensait ainsi la poésie. Celle qui rend l’homme l’égal de Dieu… Raccourci sensuel entre ciel et terre, semé de ses propres figures tutélaires.

Naître en 1941 à l’embouchure de deux mondes, grandir à la frontière de plusieurs langues, quelque part entre Trieste et Istrie, à Koper, vivre, enfin, toutes les aventures de cette « Europe centrale, lieux terribles, sentimentaux/catastrophe totale »… Etre Tomaz Salamun. Peintre conceptuel, historien de l’art en Yougoslavie quand la Slovénie en faisait partie, universitaire en mission à Iowa City – est-il influencé par cette école des poètes de New York, la « poétique du langage » ? – traducteur, enseignant dans une école de campagne et vendeur dans son pays, attaché culturel de l’ambassade slovène à New York…

Dans sa préface étonnante à ce livre, Jacques Roubaud raconte Tomaz Salamun dans 101 vers. Chacun commence par le nom du poète et reprend un syntagme, un fragment de sens de plusieurs poèmes. Un retour éternel du poème sur lui-même: il est ce qu’il est.

Tomaz Salamun intègre ce sens secret d’un monde poétique sans limites, sensuel et cérébral, naïf et érudit, abscons et explicite, quotidien et céleste, naturel et artificiel. Traversé par toute la culture de l’humanité – les petits pays ont cet avantage-là – et libre en même temps. On le suit dans ses topographies fumantes, « loin de la forêt, sur les épicéas, des rubans colorés./Les épicéas sont enneigés, mais aucune luge » ; on s’accroche à ses règnes animaux fabuleux, à ses végétaux obsessionnels, à ses itinéraires mystérieux, « Tomaz Salamun est un monstre./Tomaz Salamun est un boulet roulant dans les airs. Personne ne connaît son orbite »

«Je donne des coups de tête aux anges,/ en pleine bouche, et je les tue et je les enfante, car j’écris. » Il reste insaisissable, car la parole lui appartient et il joue avec, ivre de ses rythmes, il se descend, il se tue, il nous regarde de la hauteur de sa tâche de Poète, de son « temps vertical ». Révolté contre sa « tribu » qui a oublié le goût de la liberté, mais amoureux perpétuel, Tomaz Salamun a le don du partage. Sa parole, qui est son corps, sa vie, il nous l’offre dans un acte de grâce, de générosité qui fait l’âme de ce livre : « J’espère tenir le coup,/ pouvoir éternellement rendre tout cet amour. »

Tomaz Salamun, Poèmes choisis, présentation par Robert Hass, préface de Jacques Roubaud, traduits du slovène par Mireille Robin et Zdenka Stimac, avec l’auteur.


Vains le courage et l'habileté/ Ernst Herbeck

Il est né près de Vienne, en 1920, avec un bec de lièvre. Il se fait opérer plusieurs fois. Opérations ratées. Il parle difficilement, il va à l’école quand il peut, il se trouve très laid, il tombe dans le mutisme. Il travaille quand même, il ne parle que si une fille qui l’aurait hypnotisé lui dicte ses paroles, il a des moments d’extrême violence… Il entre plusieurs fois en clinique psychiatrique, il s’y installe finalement et là… Ernst Herbeck devient l’un des grands poètes de langue allemande. Ses pairs cherchaient encore à l’époque dans le « dérèglement volontaire des sens » ce risque ultime qui éveille la poésie. Lui, il fait de la poésie comme monsieur Jourdain de la prose. Il suffit d’un bout de papier et d’un mot proposé par son médecin, Leo Navratil. Aurait-il écrit s’il n’était pas interné dans la clinique ? On touche ici au mystère même de l’écriture poétique, pour Herbeck un « hasard » « seulement passager chez l’homme », car « la poésie, le poète n’en veut pas/vains le courage et l’habileté ». De ces séances de thérapie vont naître des centaines de poèmes où la parole avance déchirée, dans son génie schizophrène, entre gravité et légèreté, sublime de naïveté, rare, car insoumise à des cases du langage raisonnable. Passé, présent, couleurs, paysages, animaux, objets, hommes, femmes, inépuisable est la liste de mots proposés au malade. Qui, penché sur son cas, regarde le monde : « Le téléphone sonne. – La radio diffuse une marche. Opitz peint un tableau plein d’ananas. Les corneilles volent dans l’air et montent la garde de jour.» (Lettre d’Alexandre)
Que propose-t-il pour « La cigarette » ? Eh bien, elle « est un monopole et doit/être fumée. Afin qu’Elle/parte en flammes. » Ce révérencieux Elle avec majuscule… un poète a le droit d’être drôle. Même quand il est grave : « Vieillir est simplement un proces-/sus et un accès. Cela vient au fur/ et à mesure qu’on mange et boit. On/vieillit par conséquent. Beaucoup de soucis ça aide aussi. Vieillissent –/le corps et les yeux. »
De son repaire malade la phrase s’auto-produit, part en flèche pour vivre sa folie sans entrave. « le médecin tire un numéro alors/au patient met une nouvelle âme. » Sorcier…

Ernst Herbeck, 100 Poèmes, avec une préface de Leo Navratil, Harpo &, 32



Arachné métamorphosé/ Vingt-quatre poètes polonais

Quand la poète polonaise Wislawa Szymborska a eu son prix Nobel, presque personne en France ne connaissait sa poésie. Depuis, on a essayé de réparer cette ignorance. Ne nous fions pas aux apparences, 24 Poètes polonais n’est pas une anthologie, mais un recueil au gré des traductions de Georges Lisowski. Des poètes qui vécurent après 1900, après 1916, après 1939, nos contemporains. Des poètes « vieux » de leur vécu dans un siècle où l’arbre de l’innocence a été fauché : « Ah qu’ils étaient heureux/les poètes d’antan/le monde était un arbre/eux de grands enfants », se lamente Tadeusz Rózewicz, qui se demande, avec Adorno, comment peut-on écrire après Auschwitz. Il y a peu de blanc dans l’écriture de la plupart d’entre eux, car le monde entre en poésie avec bruit de bottes et autres gros sabots, une poésie violée par l’événement, traînée dans des camps des deux côtés. Sortie vivante. Une poésie voyageuse : « Je garde le souvenir des étés/sur le Nil, le Pô et la Meuse,/ les adieux, les gares désertées,/ les trains partis, les cœurs en veilleuse » (Arthur Miedzyrzecki, « Gare du Nord »), rythmée comme une ballade ou légère dans un mouvement d’insouciance : « La clef/a/une odeur d’eau cloutée/le goût d’électricité/et comme fruit/elle est acerbe/toujours verte/et n’est en soi/qu’un noyau » (Miron Bialoszewski, « Etude de la clef »). Subversive quand elle visite « Le Saint-Office » avec l’abbé Pasierb, poète et historien de l’art. Baroque pour suivre, avec Stanislaw Grochowiak, unique voix du Pacte de Varsovie qui proteste contre l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, la terrifiante transformation d’« Arachné métamorphosé » en Araignée – bouleversant constat de l’échec du communisme. Et il y a tant d’autres nuances qui échappent à la première lecture… Car il faut percer la carapace épaisse de ce tout poétique pour entrer dans l’âme d’une génération sacrifiée. Les lèvres brûlées par sa flamme.

Vingt-quatre Poètes polonais, traduits par Georges Lisowski, les Editions du Murmure, coll. En dehors


Vue à vol de corbeau/ Yi Sang

Yi Sang, ingénieur architecte et poète coréen, LE poète coréen. On ne pourra jamais pénétrer entièrement le mystère de son œuvre. Mais, voudrions-nous le faire, ne serait-ce pas en opposition au désir profond de celui qui l’anime ? Le passer par la grille du poète maudit, des « Illuminations », d’« Une saison en enfer » ? Mais les a-t-il connus ? Comment dire ce poète ? La sonorité «isang» dit «étrange» en coréen. Il « rompt avec le “bon sens”, déplace notre regard » il « explore la géométrie, la 3e dimension », dévoile la traductrice qui nous fait partager ce festin, étrange expérience de passage vers ce lieu où l’on fait éclater les barrières de la langue. « Mes écrits se rythment sur ma toux », confesse-t-il. Un style y naît, une architecture, un souffle. La lettre, le chiffre, le schéma, l’idéogramme en sont la voie. Entre 1910 et 1937, entre Séoul et Tokyo, : « Un homme passait trente années de sa vie sur une balançoire, (un homme de science). Un homme de soixante-dix ans, non, un homme qui a vécu durant vingt-quatre années, insolemment, (moi-même). Ce jour-là, je paraphais mon autobiographie, le faire-part de mon décès, écrit de ma propre main. Depuis, mon corps n’est plus mon pays natal. Car je supporterais mal de voir mes poèmes confisqués. » (écrit le 1er juin 1933).
Au Pays du Matin Calme, cette voix unique fit scandale. Le signe inondé, craché avec le sang du tuberculeux qui ne cherche pas forcément à guérir. Vision numérique, le 0, le néant, la mort, opposé au 1, chiffre de vie, des combinaisons et des équations qui tombent dans un miroir obsessionnel, tournées et retournées dans son délire, les sens éveillés qui suivent des codes inconnus. L’angoisse, la négation, la « pensée décalée » qui refuse le confucianisme. Une « Vue à vol de corbeau », comme il titre un cycle de 15 poèmes en début de ce volume. Un oiseau noir qui plane encore royalement sur l’esthétique, coréenne ou pas.

Yi Sang, Cinquante poèmes. Les Ailes Textes traduits, présentés, commentés et annotés par Kim Bona, William Blake & Co. Edit.


Un lampyre sur le front/ Radovan Pavlovski

Radovan Pavlovski est un poète macédonien. Né à Nis, en Yougoslavie, en 1937. La publication de son premier volume de poésie, Sécheresse, noces et migrations, en 1961, fut un événement dans son pays.
Le fils du soleil peut être regardé comme une épopée. L’épopée, une façon de vivre ensemble, « nous donne un nom ». Cela disant, le poète s’attaque à l’utopie Alexandre le Grand. Qui créa un empire macédonien, le plus vaste que la Terre ait connu, et mourut à 33 ans à Babylone. C’est la multiplicité nomade d’un monde que Radovan Pavlovski sublime en touches pointillistes, l’érudition n’étant pas sa moindre qualité…
Si la verve épique risque de le placer en posture de « barde national », l’action réparatrice vient de sa façon de bouger dans cet air chargé de poussière d’histoire et voix d’ancêtres. Elle vient aussi de cette interrogation sans cesse animée par le « cavalier du son » qu’il est : « Quel pays est le tien, poète ? » Comment se vivre dans la « collectivité », « la multiplicité dont nous sommes issus » ? Il répond avec une écriture où le narratif se laisse déborder par la jouissance d’un Je médium qui transcrit les voix comme en transe : « Ma main est une épée./ Mon corps, une bataille./ Mon âme, un étendard.»; qui déboîte cette existence télescopique d’« hommes enfouis en chaque homme » quand il ne se fait pas moine contemplatif : « Mais comme des épices tendres/nous restons seuls partout/à cause de l’austérité du monde/cadenassés dans l’âme de la parole » ; ou quand il ne poursuit pas un « lampyre » à la sonorité bizarre : « avec ce lampyre sur le front/je pourrais atteindre le soleil/et voir à travers les lumières/le ver luisant de mon enfance ».
« A tout moment je joue à ce jeu/depuis mon enfance./ Et parfois je joue ce jeu dans le jeu. » C’est peut-être le point de départ pour sa construction en anamorphose d’un passé infini.

Radovan Pavlovski, le Fils du soleil, traduit du macédonien par Ankika Josifovska Angelkovska et Peter Andonovski, choix, transposition et préface de Jean Laugier, Esprit des péninsules, coll. Balkaniques, 17 euros


Franck André Jamme/ le paquet secret de l’émotion

“ Se distraire, pour une fois, avec les lettres et les mots”, nous propose Franck André Jamme dans l’avant-propos de ses Nouveaux Exercices. Assez pour soupçonner un espace facile à parcourir, presque une aire de jeu…

Une suite de tablettes, petits paquets de majuscules, à première vue tous pareils, des lettres en cage qui refusent le sens du mot, de la lecture ; des signes qui poussent à l’espièglerie… Ces tablettes imparfaites – car la fin ne tombe pas toujours juste, la trace laisse une petite cassure à la fin d’un rectangle qui se devrait d’être parfait – s’insinuent dans l’esprit insouciant comme les toiles de Morandi : tous les mêmes, à première vue. Une uniformité de discours, une platitude graphique qui renvoie à l’enfermement, à l’ennui de communiquer, mais qui en même temps laisse l’espoir d’une liberté absolue vers les meilleurs voyages intérieurs.

Le premier contact est fait d’une contrainte, obligés comme nous sommes d’épeler, enfants naïfs d’avant la lecture globale. L’idée, lettre par lettre, mot par mot, saisie en fin de rectangle… ou de phrase. Plus qu’une destruction-construction, comme dans certains jeux de légo lettristes, une invitation à une lecture attentive, le crayon oublié entre les lèvres par trop de concentration. La satisfaction de cet effort sera entière : un éclair de l’esprit, une fin heureuse : “Piocher dans son coin un seul œil occupé et l’autre riant du premier ”. Ou : “Prendre garde aux heures couvertes de boue, blessées ou sans plus de regard.” Ou encore : “Pouvoir désobéir aussi à n’importe quelle pensée” et “Eviter les bougies chargées de trop d’espérance”. Et surtout : “Se méfier des mots qui n’ont pas de mains.”

On apprend que ce genre de tablettes, inscrites sur feuille d’or, ont été trouvées dans les tombes, en Rome antique, pliées entre les mains ou dans la bouche des morts. Des recommandations pour l’au-delà. C’est là qu’on saisit d’où vient le mystère de ces balluchons de signes, entre miracle et diableries, qui réussissent à “Préserver surtout jusqu’au bout le paquet secret de l’émotion”

Franck André Jamme, Nouveaux Exercices, trace de Jaume Plensa, éditions Virgile, coll. Ulysse Fin de Siècle, 16 euros


Gellu Naum/ un “ tigre phosphorescent ” 
en hiver

Voici une traduction du poète Gellu Naum, Discours pour les pierres. Si, une fois encore, la « filière » surréaliste roumaine occupe l’espace de notre lecture, c’est parce que le poète Gellu Naum, mort il y a un an, était, avec Gherasim Luca (voir Regards n° 74, décembre 2001) le créateur du groupe «le plus exubérant, le plus aventureux et même le plus délirant du surréalisme international» (1). Avec tout ce que le mouvement affirme : rébellion, subversion du langage, goût du concret et dynamitage du convenu... Et que leur trajectoires se séparent car le territoire de leur langue devient autre : Luca écrit en français, à partir des années 50, Naum en roumain.
Après une courte période parisienne marquée par l’amitié avec Victor Brauner et une plongée dans le bain surréaliste où il rencontre René Char, André Breton... Gellu Naum retourne en Roumanie en 1940. A partir de là, il subit le destin de son pays : un départ en trombe (quatre volumes en deux ans) jusqu’en 1947, suivi d’un silence de vingt ans. Après, de petits aménagements de circonstance, des traductions, des livres pour enfants, aussi, comme d’autres poètes là-bas, assis sur des strapontins. Ainsi fit-il voyager ces enfants enfermés entre les murs du pays, accompagnant un pingouin triste dans ses aventures extravagantes jusqu’en Inde... Comme il voyage lui-même «sur le divan, dans l’ancienne forge», lui, «Le Voyageur incendiaire» d’autrefois, maintenant assagi : «sur de vieilles racines je dormais d’un sommeil noueux.»

La contemplation s’accompagne chez Gellu Naum d’une extraordinaire affluence des mots, la seconde est chargée ; le temps d’une cigarette est submergé du verbe ; «la Respiration faisait frémir les eaux et le roi des danseurs/kangourou géant caché dans sa propre poche marsupiale/ se noyait ou flottait (c’est la même chose)» ; la vie est plus que jamais parole, le rêve plus que jamais poésie. Le poète s’enracine, devient arbre, la phrase seule continue à bouger. Nous captons ses mouvements grâcieux, l’élégance d’une cavalcade d’images visuelles, l’ombre mélancolique et immobile de la maladie. Un « tigre phosphorescent » en hiver...

1. Sarane Alexandrian, le Surréalisme et le rêve, Gallimard, 1974.

Gellu Naum, Discours pour les pierres, traduit du roumain par Sébastian Reichmann, L’Age d’Homme, 15 euros

7 janvier 2003


Tous les désirs de l’âme, poèmes d’Arménie

Vers l’an 300, l’Arménie devenait le premier État chrétien de l’histoire. Un siècle plus tard, un moine inventait l’alphabet arménien. Dans ce passage de l’oral à l’écrit, l’arménien définit son territoire. Sur la scène orientale, entre voisin arabe et byzantin, il s’ouvre très tôt à la poésie. Et c’est une partie de ces trésors de poésie arménienne ancienne que nous fait découvrir la collection des carnets de calligraphie, chez Albin Michel. Prières et odes du mystique Grégoire de Narek, poèmes profanes du trouvère Nahabed Kouchak, contemporain de Ronsard qui mourut à cent ans… Une fraîcheur de l’image poétique qui vient peut-être de cet âge tendre de l’humanité, encore habituée au frugal : « Sans doute faudrait-il poursuivre ces louanges,/multiplier ces guirlandes de vocables,/ filer à l’infini des strophes rutilantes…/dire tout ce qu’une bouche de chair/n’est pas en mesure de dire…/ écrire tout ce qu’une main d’homme,/ hélas, ne peut écrire…/ traduire, formuler tous les désirs de l’âme ! » Quelle exigence… Ce poème de Grégoire de Narek du Xe siècle semble écrit hier. Voici une prière, de ce même moine solitaire, qui garde dans ses harmonies dissonnantes, étranges, toute la déchirure de l’être, pendulant entre divin et sensuel, envoyant un pont vers ce « frère humain » occidental, plus tardif et plus sulfureux : « Je tourne mes yeux vers le ciel…/les orphelins gardent toujours l’espoir/de retrouver leur père… ô père,/tel est l’espoir que tu nous as donné…/ le doute est notre lot ».

Des siècles plus tard, vers 1500, le trouvère Nahabed Kouchak se profile comme l’ombre d’un poète maudit : « Trouve-moi quelque baume, de grâce,/et soigne ma blessure/— Cesse de geindre, ouvre plutôt les yeux :/ dévoilée, me voici, les seins,/ le ventre nus, regarde, viens, entre. » Toute la splendeur orientale…

C’est après un si long voyage que prennent forme et substance les volutes de la lettre qui enferme cette spiritualité dans son étui de mystère. Les images de Achot Achot font le va-et-vient entre code traditionnel de la calligraphie arménienne et création contemporaine, le signe s’enrichit sous l’œil habitué à Matisse, Mondrian, Malevitch. La vie, ininterrompue, d’une Arménie en exil, nostalgique mais attentive à tous les bruits du monde.

Tous les désirs de l’âme, poèmes d’Arménie, traduits par Vahé Godel, calligraphies de Achot Achot, Albin Michel, 2002, 10,90 euros


Ansaf Ouazzani/ Brisures

«Je me suis cherchée/Trouvée/Perdue ». C’est par cet aveu que Ansaf Ouazzani entre en poésie. Quel courage que de dépasser ce « tout-a-été-dit », ce coupe-appétit de l’écriture qui n’ose plus être elle-même… La poésie d’Ansaf Ouazzani est sa façon d’être au monde : frêle comme un roseau, fille du soleil errant dans la cité des brumes, les pieds dans le sable chaud et la tête dans la froideur des étoiles. « Le cerveau libre/Enfin,/ Je vomis ma révolte/Sur les fossoyeurs de vie/Et récupère mon essence ». Libre de « porter toujours un poème » qui lui « fait mal ». Sa « femmitude » déroule sa traîne dans la « ligne claire » du poème, dans des zones d’un classicisme harmonieux où le mot reste le seul appui solide pour abriter l’absence. Le nœud de sa poésie reste, malgré les « brisures », « les fracas et les cris », l’attente : dans les cadences torrides de ses répétitions, dans l’escalade de la parole vers la tourmente, le monologue théâtral et les tournures sommeillantes de ses insomnies, on voudrait trouver la latence de la phrase qui amène le mystère du non-dit. Mais la crise est directe, le mot la prend à son compte, « Des mots se sont bousculés/ Eclaboussures révoltées/dans la lumière blanche ». L’écriture se fait dans l’urgence. Furieuse ou tendre. « Je me languis de toi/Mon soleil de minuit », l’entend-on dire, comme une lointaine cousine, Christine de Pisan, se lamentait dans ses « ballades de veuvage ». La rage emprunte souvent au masculin les valeurs du mal-mâle, « mon poignard a chuchoté…/ Femme…/ Et le barreau est mâle… ».

On n’a pas prononcé jusqu’ici le mot « exil », car ce serait un pléonasme : chez Ansaf Ouazzani, il secrète le poème comme le sommeil secrète le rêve. « Mon histoire s’endort/ J’ai mal à ma chair, J’hémorragise,/ Je perd ma terre gorgée de sang qui déferle ». Ou encore « Ancêtres en quête d’avenir/ Le temps a perdu votre odeur/ Et j’ai perdu la lumière.» Ce qui surprend, c’est le peu de recours à une « boîte à outils » faite d’une symbolique de tradition féministe orientale. Elle vit, singulière dans le sens le plus direct du terme, cet élan vers l’autre qui lui refuse l’accueil. Et cette jeune femme prend alors cent ans de plus, cent ans de solitude… Elle ignore donc que, pour nous, la rencontrer sur les chemins ouverts de la poésie, c’est une joie ?

Ansaf Ouazzani, Fragments d’errance, éd. Le Carbet, Maison de l’Outre-Mer, 12euros,30, av. du 8 mai 1945, 95200 Sarcelles


Vannina Maestri/ Tout est prévu, tou wa woir...

Vannina Maestri dirige, avec Michel Espitallier et Jacques Sivan, la revue Java, un espace expérimental pour la poésie d’aujourd’hui. Entrons dans son écriture par ce volume, et suivons cette aventure dont elle définit les alternatives dès les premières pages : « les dés/sur chaque face étaient collés des papiers/et sur les papiers on avait écrits tous les mots/de la langue/ dans leurs différents modes temps et déclinaisons/mais sans ordre ». Ou bien « l’autre projet consisterait à se passer/de toute espèce de mots ». Les dés sont jetés. On sait que le mot n’est plus ce qu’il était ! La syntaxe nous trahit… Face aux verroux, Henri Michaux demandait l’« écriture directe » « pour le dévidement des formes », pour « le soulagement, le désencombrement des images ». Car « la place publique cerveau est en ce/temps particulièrement engorgée ».

Que faire ? Vannina Maestri place une sorte de caméra invisible qui capte son langage en flux continu, organisant ainsi un vrai Loft poétique où écriture automatique, collage, lettrisme font leur cinéma sans la vigilance d’un metteur en scène ô combien ringard. « Faute d’aura, au moins éparpillons nos effluves. », ricanait le même Henri Michaux… La poète – captive de la communication – tente de tout enregistrer live : délire quotidien, hystérie du verbe, dyslexie, faute d’orthographe et mélange de langues comme suprême liberté. Classer, « CALQUER/COPIER », utiliser au maximum le menu « style » de son ordinateur semble ne pas être son moindre souci. Les grandes idées s’imposent en majuscules, le gras entoure de mystère un syntagme : « tou wa woir TOU WA » ; on traverse des silences en pointillé et des régressions en souligné : « résumé des épisodes prédédents ». Le jeu va bon train, on clique sur la souris, on entre dans des domaines étranges, publicitaires, commerciaux, administratifs, d’autres territoires poétiques mutipliés à l’infini. Submergé, le Poète attend la révélation du clic suivant, attendrissant dans sa solitaire stratégie. Mais de temps à autre, une vieille rhétorique s’y glisse, insidieuse: « enfin une journée de soleil/à part ce soleil, il ne se passe rien/quelquefois les fenêtres sont entr’ouvertes/ tout est prévu ». Ou : « Je dis/l’animal en fuite que nous croyons entendre dans les mots/ et/la façon dont on parle/s’est fait clipper confus et sépia/euh » C’est là que nous allons nous agripper aux mots, chercher en terrain connu les forces pour nous attaquer à de nouvelles expériences.

Vannina Maestri,Vie et aventure de Norton ou ce qui est visible à l’œil nu, éditions Al Dante/Niok, 16,5 euros


Jacques Jouet/ bruits et odeurs du poème

Avec ce nouveau recueil, Jacques Jouet, auteur des Poèmes dans le métro dont nous parlâmes déjà, renoue avec cette poésie située entre le jeu surréaliste et la performance médiévale faite de contraintes techniques qui réveillent des rythmes personnels. Jacques Jouet propose à des poètes de langues très différentes – Arméniens, Finnois, Russes, Roumains, Turcs, Grecs, Espagnols, Irlandais... de lui donner trois mots de leur langue. Il part ainsi dans une sorte de rodéo avec le mot, l’image graphique, la syntaxe. Le résultat en est une redonde, poème à forme fixe où les mots empruntés font la fin des vers.

L’entreprise pourrait paraître trop conditionnée, artificielle, sous-tendue comme elle est par le désir d’accueillir les autres dans son poème. Elle est surprenante, car loin d’être un espéranto, une maladroite synthèse de l’amitié entre peuples européens dans le sens le plus large de l’Europe, c’est une joute d’esprit qui retrouve la voix universelle de la poésie. Qui retrace un monde fait de mots métissés, où l’on ne peut pas ignorer le souffle de l’autre à nos côtés : «Se gargariser de poésie/ demande une potion de poèmes/ de fabrication matrimoniale/ La décoction de simples poèmes/ diffuse une odeur de poésie». («La bibliothèque de Poitiers »).

Joueur, donc, Jacques Jouet, le voilà à Tallinn en pleine variation autour des mots allemands eins, zwei, drei, donnés par le poète Felicitas Hoppe: «Je consens à n’être pas au eins/ trop hostile, pourvu que le zwei/lui emboîte le pas, puis le drei/ quatre, cinq, et cetera... Au zwei/ se laisser moins attaché qu’au eins...» Histoire de redonner de la sève au poème, en passant le mot par le cathéter de sa propre loi.

Découvrons que l’alphabet géorgien n’est pas le même que le russe, contentons-nous du charme phonétique souvent, et suivons cette syntaxe nouvelle où les fragments écoutent à de nouvelles règles de flexion. Soyons curieux d’abord du signe de l’autre.

Jacques Jouet, Poèmes avec partenaires, P.O.L., 2002, 124 p., 18 euros


Fatiguée attitude/ Dorothy Parker

Dorothy Parker (1893-1967), l’une des plus lues des écrivaines de son époque, un vrai brûlot au flanc de l’Amérique puritaine – éclaira de son sourire malicieux les chemins de dérive de la Génération perdue.

Premier critique de théâtre femme à la revue Vanity Fair, mais trop virulente pour y rester, seule femme du cercle littéraire Algonquin Round Table avec Scott Fitzgerald, Dashiell Hammett, Robert Sherwood… Auteure de scénarios, militante pour la cause de Sacco et Vanzetti, membre fondatrice de la ligue anti-nazie, en 1936. Narquoise jusqu’à sa mort, si l’on en juge à l’épitaphe qu’elle laissa pour son incinération : “ excusez-moi pour la poussière”.

Les Hymnes à la haine sont-ils “de la poésie” ? Sorte d’épigrammes ou de pamphlets imprégnés de “wise cracking” – ce même humour new-yorkais où baignent les films de Woody Allen. Subversion du convenu aspergée d’une goutte de snobisme de bon aloi. Démarche destructrice portée par un égo fatigué, dîner de têtes fastueux. Qui hait-elle donc, Dorothy Parker ? La liste est longue (mais pas exhaustive) :
“ (…) les Femmes/elles me portent sur les nerfs. (…) les Hommes :/Ils ont le don de m’irriter (…)
les Actrices/Elles aussi me portent sur les nerfs… (…) la Famille/Elle me donne des crampes d’écriture ! (…) le Bureau/Il parasite ma vie sociale ! (…)
le Théâtre/Il mord sur mon temps de sommeil (…) les Livres/Ils me fatiguent les yeux… (…)
les Jeunes Loups/Ils donnent un coup de vieux
à mes artères (…) les Résidences d’été :/
Elles gâchent mes vacances (…)
Les Épouses/Trop de gens en ont.”


Ce qui ne lui attire pas que des amitiés.

Et puis, il y a ce courage extraordinaire d’affronter la Poésie du beau milieu de la rue, sans se priver du round burlesque où le comique fait la peau au jargon lyrico-sentimental d’une grande partie de la « poésie féminine » de l’époque. Le style « catalogue », une construction souvent théâtrale, des vers contaminés par les mœurs de la prose, des flashs verbaux qui rappellent un Oscar Wilde, par exemple, une langue de vipère qui dissimule la fragilité d’une fille désenchantée par les temps qui courent…

Dorothy Parker, Hymnes à la haine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Reumaux, préface de Benoîte Groult, Ed. Phébus, 12 euros


Ottó Tolnai / Tam-tam de “ pou-bel-le neu-ve ”

C’est un de ces artistes que l’Europe distille à petites gouttes, car le transfert linguistique est difficile, l’esprit du poème risque de s’y perdre ou d’alourdir ses contours. Le poète hongrois Ottó Tolnai est né en 1940 en Yougoslavie, à Kanizsa, comme son ami, le chorégraphe Josef Nadj, adopté par la France, qui signe la préface du livre. «Peut-on trouver une autre ville dans le monde où l’on discute poésie sur le seuil d’une boulangerie?», se demande le chorégraphe dans son train, dans son train qui est dans la préface du livre, dans son train où il «tourne par la pensée un court métrage»...

Un petit volume de 36 pages, où Ottó Tolnai règle ses comptes avec l’écriture. Si le seuil n’est pas celui d’une boulangerie, il est placé entre deux mondes, un seuil où la mémoire chargée d’objets familiers rencontre la vigilance d’une parole prête à tout massacrer par le sarcasme. Un double orgueilleux, presque furieux à l’idée que la grâce le touche : « seigneur je t’en supplie ne me sauve pas / entends ma prière débâcle de glace pure/ ne me sauve pas / je sais que tu n’as jamais sauvé personne /mais j’ai peur que tu ne fasses une exception pour moi ».
Sortir alors la poésie du fond du « tiroir récuré à la soude » de mémé, « fabriquer des vers sur la mer » , comme ces vieux peintres qui toute leur vie ne peignent que des marines? La sortie est difficile, « dehors le loup, dedans le poète ». « Le loup dedans / pas de poète ». Et si l’on peut «jurer dans un poème/ comme un charpentier », surtout « pas bâtir de cathédrale / même avec des jurons ».

Se contenter, peut-être, de ces petits miracles quotidiens, tam-tam de « pou-bel-le neu-ve » « le long de la rue Virag »... Un univers où, si l’on s’attarde, on entend le bruit de l’objet-mémoire, comme dans ces installations mises en scène par l’artiste allemand Joseph Beuys.

Ottó Tolnai, Or brûlant, éditions Ibolya Virág, 8,38 euros



Poli avec la vie moderne/ L’avant-garde russe, futuristes et acméistes

L’avant-garde russe… Qui sont les bâtisseurs de cette construction faite d’avancées et de reculs meurtriers ? Ce monde artistique qui vit frénétiquement entre Moscou et Saint-Petersburg le début violent du XXe siècle où toutes les libertés semblent acquises. Peintres et poètes sortent d’une province russe placide pour découvrir la dynamique de la ville et une modernité qu’ils enrichissent de leurs fureurs, de leur primitivisme déclaré, de leurs moi excentriques, provocateurs, au-delà des timidités européennes. Les happenings amusent la galerie, Larionov et Gontchareva au visage peinturluré, Kroutchenykh arrosant de thé les premiers rangs… Les limites entre parole, image, geste sont bousculées, l’esprit se tourne vers l’enfance, on hait la norme. Futurisme, Acméisme, mais y a-t-il vraiment des noms pour couvrir toute cette exubérance ? Un manifeste comme la Gifle au goût public donne déjà le ton :

« Nous seuls sommes le visage de notre temps. » (Présomptueux, vous allez voir !) Exit classiques, réalistes, symbolistes. De « Nouvelles voies du mot » s’ouvrent…

Comment enfermer dans un volume toute cette richesse ? Serge Fauchereau présente cette matière choisissant une forme d’anthologie que les Russes appellent « almanach ». Futuristes et acméistes s’y côtoient : Khlebnikov, Maïakovski, Gouro, Kroutchenykh, Kamenski, Akhmatova, Goumilev, Mandelstam. Une vraie galaxie s’ouvre au lecteur, qui fait fi de la syntaxe, de l’orthographe, de la ponctuation, qui adopte une métrique de la conversation, un graphisme insinuant, une instantanéité du sens, une souplesse du son, une rhétorique qui frise le caprice… Voici un court poème de Kroutchenykh, "Défi moqueur" (Progressologie) « Tchkho-khlokh !/ Ouveï tchiplia !/ Zlakon ! Zloubon !/ Chaguimp !/ Fa-zou-zou-zou !!!» ; un titre de Goumilev, « Je suis poli avec la vie moderne » ; ou une fulgurance de Elena Gouro, « impatiemment claire », comme la dit Kroutchenykh : « Le vent lacérait le ciel gris dégelé,/ le vent soufflait dans la ville,/ détruisait les impasses, les murs./ Mêlée à la fange, ne demeurait que la neige fondue/de la demi-saison./ Cahoté dans un cab, l’homme/ne craignait pas la trahison. » La trahison vint, mais on ne parlera pas de ces temps où l’on fusilla la parole des poètes et l’on effaça des mémoires jusqu’à leur nom. Ce fut une autre époque…

L’avant-garde russe, futuristes et acméistes,traduction de Serge Fauchereau et Nathalie Meneau, avec une présentation de Serge Fauchereau, les éditions du Murmure, 20 euros

Nicolas Goumilev, Poèmes, traduits et présentés par Serge Fauchereau, les éd. du Murmure, 13 euros


Lionel Richard/ Les livres encore piquent, 
orties coupées

Si l’on appelle objet, dans sa définition classique, toute chose qui affecte les sens, le livre de Lionel Richard en est un : il emballe dans du papier kraft des pages à couper soi-même, avec un vrai coupe-papier, soumettant la matière brute et vierge au geste délicat des amateurs de livres anciens. D’autre part, la rudesse de l’emballage rappelle l’aspérité du contemporain, le retour au naturel en même temps que sa brutalité dans la déchirure de la coupe.

Matière non dédouanée, subtile entrée en matière du poème qui reprend à son compte cette même façon de s’ouvrir que secrète l’objet, et de devenir tangible jusqu’à la douleur :

« filles de léningrad vos seins étaient gros


moins que ceux des grosses filles de pétersbourg


au rebut le ruban de papier tue-mouches


et les relents de carpe dans la bouche


au creux de vos hivers ne fleurit plus l’ancolie»

Manipulable jusqu’à perte de soi-même :

«non mais visez-moi ce trouble fête


vieux beau allez range ton violon


ça nous suffit ou alors tu passes par la fenêtre


et puis merde jo prend ton saxo


va-z-y à fond dans le mélodique


va-z-y plein gaz la mécanique


montre-lui à ce faux aristo


lapoudipou lapoudipou lapoudipa PA


lapoudipou lapoudipou lapoudipa PA»

La tentation de la narration et la citation ne sont que des variables d’un flux poétique qui nous met en relation avec un être-poète irrémédiable, soumis au son autant qu’au visuel, un naturel frondeur contre le grand scandale de l’existence distillé en petites nausées de tous les jours.

Pas de majuscules ! Références, comme ce poème de début, «cueille le jour», qui rappelle d’autres cueillettes plus explicites, d’une époque éloignée. Une volonté de dévoiler chaque fois ses démarches livresques. Mais impertinence de la superposition qui révoque le sens de la citation, une architecture post-moderne chargée de tout ce vécu lourd et enrichissant d’où surgit, miraculeusement, le nouveau. «Exercices de décollation», à faire perdre la tête ou la raison ordinaire. Un de ces livres qui «encore piquent/orties coupées».

Lionel Richard, Marchandise non dédouanée, Didier Devillez éd., B.P. 1463-1000 Bruxelles 1 (Belgique), 15 e

7 avril 2002


Pluies de printemps/ Anthologie de poèmes minuscules

Printemps de la poésie... D’un élan pareil à celui prêté à la promotion des femmes, toute la société est prête à sacrifier du temps – veut-on dire de l’argent? – pour s’adonner au genre. Au point que des ministres font des déclarations primesautières ou sortent, pudiques, leur volume ; c’est la poésie qui fait l’homme... L’Homme, fait de poésie autant que de chair. Enfin, le corps poétique sort de sa discrétion.

Que dire de plus ce mois-ci, sans devenir festif ? Comme d’habitude, ouvrir un nouveau livre, Il pleut des poèmes, pour vous faire part de l’émerveillement qu’il peut encore éveiller, état ultime du bonheur. Est-ce un livre pour enfants ? Un album fait de diagonales de mots où aphorismes, haïkus, maximes diluent des aquarelles : des gouttes de signes très divers réunis par la fulgurance, la brièveté, le goût de l’éphémère qui touche à la substance de la vie. L’humour suit le trait du dessin et dédramatise ce fou passage du Poète sur terre le temps d’un orage. «Mettre un peu le cheval/dans le ciel/ et l’oiseau au boulot.» (Paul Vincensini)
«Les mouches sont les seuls animaux/ qui lisent le journal» (Ramon Gomez de la Serna).
Et J.M.G. Le Clézio : «Quatre pattes sur quatre pattes,/ Quatre pattes s’en vont, quatre pattes restent ?/ — Un chien sur une chaise». Prévert est convoqué : «Louis XIV fuyait les miroirs,/ tant il craignait l’insolation» ; Giuseppe Ungaretti aussi : «Matin/ Je m’éblouis/ d’infini». Et, quand la chute tourne au déluge : « La science allonge la vie./ Mais comment raccourcir la mort ? » (Roberto Juarroz).

Vous l’aurez compris, cette ondée lave les esprits boudeurs et laisse des sédiments heureux dans la tête des enfants... « Aucune pluie/ Ne s’évapore/ Sans livrer/ Un pommier.» (Gérard Le Gouic). Et en lisant la Table des poèmes, on retrouve tous les titres qui ont suscité cette pluvieuse anthologie, prêts à être lus.

Il pleut des poèmes, Anthologie de poèmes minuscules, réunis par Jean-Marie Henry, images de Zaü, Rue du monde, La Poésie, 14,5, euros


A l’origine de l’âme et du coccyx…/ Gaston Compère

Agressif, délirant, parfois trivial, une œuvre qui ravit ou donne des boutons : ainsi est présenté sur le Net, Gaston Compère, écrivain belge qui, pour être hanté par le trouble point de rupture entre le réel et l’imaginaire – depuis sa thèse sur l’éthéré Maeterlinck ou son volume Géométrie de l’absence, de 1969–, n’en est pas moins mordant et provocateur, amateur de calembours, diableries et jeux de mots. Kâma-sûtra 2000 est mis sous le signe d’un double extrait de Henri Michaux : « Mes petites poulettes, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, ce n’est pas moi qui m’embête » (La nuit remue) et « Calme-toi, visage embrasé. Je suis là » (Face aux verrous). C’est dans cet espace, entre l’humour fantasque et la chaleur intime de la phrase, que se place l’aventure poétique de Gaston Compère. L’accompagne Maja Polackova, avec ses estampes collées, ses personnages stylisés qui, comme la poésie de Gaston, explorent autrement le paradoxe de la condition humaine, la vérité du couple, du désir, de l’« être ici », de l’ailleurs : sorte de tarte à la crème au visage des philosophes et du concept. Une incursion non feutrée dans l’empire du sens, « là où les doigts de la fille du brahmane/ ressuscitent l’origine/de l’âme et du coccyx ».

On part d’une « Intromission » et on vogue, « Mémoire infidèle » aidant, vers l’« Année du crabe » ou les «Trois chansons du Bengale », pour arriver à un « Glossaire plutôt superflu » où le mot, sorti de l’ambiance de fête du poème, se délivre dans sa prosaïque définition. Érudition et parcelles de mystère à la naissance du son, çà et là des textes plus longs qui interrompent des rimes joueuses essaient d’enfiler des bouts d’histoires dans des Indes hypersexuées, rien que pour nous tromper car, si histoire il y a, elle n’est que maya, illusion. Revêches, les références s’insinuent, une sorte de littérature subliminale pour connaisseurs, mais qui ne dérangent pas cette écoute directe, l’oreille collée au nombril du poème :
« – Dites pourquoi/ces diadèmes ?/ – Qui aime est Roi/Est Roi qui aime/ Trois rois s’en vinrent de très loin/avec des perles aux deux lobes/ avec du feu au creux des mains/ avec leur lingam sous la robe/ Tout crin tout feu tout nerfs/ quoique sexagénaires/ (…) ric rac la vie en rose/ mais sans la coxarthrose/ Adieu les rêves/ de royauté/ Qui aima crève/ de trop penser. » («Chanson de la magie »). Voilà toute érection phallocrate vite descendue…

Gaston Compère, ill. Maja Polackova, Kâma-sûtra 2000, La lettre volée, 19,06 euros



« Les mots de l'ombre »/ Lionel Richard

Pour lire ce livre, prenez un coupe-papier : l’éditeur nous laisse ce plaisir révolu, cette infime mais agréable participation à sa fabrication. On coupe donc les pages pour frayer son chemin dans ce Terrain de manœuvres d’un poète qui nous avait déjà fait goûter à une Marchandise non dédouannée, il y a quelques années. Un poète que « l’oultretemps » – pour employer ce mot exquis qu’il invente – a mûri, déçu, ravagé. Qui nous rappelle à quel point le poème est la crise permanente... « les mots de l’ombre déjà n’ont plus d’ailes/ pèsent de l’aigreur des souffles sans air ».

Exploration, invention, du surréalisme badin à la métaphysique sombre, le temps est à la pluie, le ton est fatigué, cela donne ces mélancoliques dépressions du vers qui nous happent, qui nous égarent : « à battre les toits s’éternisent les pluies/ charriant vers le cœur dans les veines leur lie ». Ou, ailleurs, « Par le silence premier qui m’habite encore/ s’évaporent les cristaux de mon désespoir ». Mais il ne s’arrête pas à ces langoureux constats verlainiens.
« séquestrés que nous sommes en la poussière/ malheur en soi ne nous sont fumée ni cendres » : le champ s’ouvre vers d’autres angles de vue, camps et zones limite, « l’ombre de grilles aspirant au zénith». « Je suis le retardé qui regarde en arrière/ pour un autre déluge sur la terre à l’envers ». Que voir ? « Silhouettes comme aux actualités d’hier/ sur un écran que l’oultretemps jaunit ». Par moments, un « poste d’observation » laisse dessiner, inscrites dans un cercle parfait, de sereins constats : « si ronde là-haut/ reluque la lune/ vraiment beaucoup trop ronde/ pour être vraie ».

Périodiquement, la narration envahit la page, des souvenirs en grosses lettres, la guerre, les parents, une géographie de l’enfance parsemée de tranchées, de champs de blé et de personnages familiers. Entre la prose du souvenir et la rime douloureuse de l’instant, un rythme se crée, qui satisfait la promesse du titre : trouver des marges de manœuvre dans un langage qui semblait avoir tout dit.

Lionel Richard, Terrain de manœuvres, Didier Devillez Editeur, Librairie Wallonie-Bruxelles, 46, rue Quincampoix, 75004, Paris, 01 42 71 58 03. 18 euros.

Regards n°56, novembre 2008


Marielle Anselmo/ jardin perdu

« Où est le jardin


et dans le jardin


l’ombre du figuier


où est le repos ? »

A la recherche d’un jardin perdu, Marielle Anselmo pose des signes légers de passage dans une poésie qui a la fulgurance de l’instantané et l’étendue de la rêverie. Une cadence triste frappe le voyage dans la nuit, l’« amour/étrange lanterne » illumine d’un halo mélancolique une « langue plus légère », passage initiatique vers la luxuriance des îles grecques. Il y a comme un crescendo d’un bout à l’autre de ce recueil où le temps est oublié, le vécu s’installe avec simplicité dans « les premiers mots de la langue ». Un soupçon de biographie se dévoile, la Méditerranée de ses racines, un frère « plus délicat/que la branche et la feuille et la fleur/du jasmin/dieu l’a cueilli ». Un aveu de feu : « éprise de toi/captive/ô ma captive ». On entend murmurer derrière : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas : vivre ensemble », toute la lenteur du poème baudelairien…

Marielle Anselmo aime ces moments qu’elle sait enfermer en quelques mots, « où le citronnier/en terrasse/ borde le figuier/ l’ombre enfin venue/ les chats courent sous le feuillage/ nous nous éveillons ». Un désir de paresse la soustrait à une lancinante obsession : « tous les mots de la langue/sont perdus ». Une sérénité linguistique l’accompagne, mais le doute pointe : « aimer l’infini bleu/ mais aller malgré soi vers athènes/ à terre ». Ce doute où le mystère de la poésie naît.

Marielle Anselmo, Jardins, Tarabuste éditeur, 12 €

janvier 2010


Thierry Machuel/ Sur la terre simple

« De la musique avant toute chose », disait Verlaine. A cette exhortation, l’auteur-compositeur Thierry Machuel semble répondre, avec ses nouvelles œuvres profanes pour chœur a cappella : « De la poésie avant toute chose ». Ce magnifique instrument qu’est la voix humaine trouve avec lui l’union originaire du chant et du poème dans une communion respectueuse des singularités, un échange où l’autre s’enrichit de toi et t’enrichit.

« L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant de toi un étranger ». C’est sous le signe de ce syllogisme d’Edmond Jabès que le mystère opère à la lisière frémissante où parole et son oublient leurs différences et où seule l’humanité s’impose. Un exercice musical qui semblait oublié, et que les entrées successives dans le poème dit et chanté nous remet à l’oreille, dépoussiéré des préjugés anciens. Comme ces « Elégies romanes », cinq pièces en cinq langues romanes, du portugais au roumain en passant par l’espagnol, le français et l’italien. Sophie de Mello Breyner, Lucien Blaga, José-Angel Valente, Yves Bonnefoy, Daniela Attanasio.

Pour vous inviter à enrichir de votre écoute cette magnifique œuvre de vie, de mort, de passage « sur la terre simple », ces vers d’Yves Bonnefoy : « A ce flocon/ Qui sur ma main se pose, j’ai désir/ D’assurer l’éternel ».

Thierry Machuel, Sur la terre simple, œuvres profanes pour chœur a cappella, solistes du chœur Mikrokosmos, Loïc Pierre, direction, Label inconnu, contact@label-inconnu.com


Francis Pornon/Enseigne tant convoitée

« Encore me souvient d’un matin/ Où nous mîmes fin à la guerre :/ Et où m’accorda si grand don/ Son amour avec son anneau./ Dieu me laisse encor vivre assez/ Pour que j’aie les mains sous sa cape ! » Mais alors, la « fin amor » n’était pas que jeu spirituel et quête d’une perfection ? En mettant en exergue ces vers (traduits de l’occitan) de Guilhem de Poitier, trublion troubadour dévergondé et courageux guerrier d’un Moyen Age plus libertin qu’on ne le croit, Francis Pornon nous livre une clé de son poème-livre : animé par son illustre ancêtre, il en fait le calice de ses douleurs, attaché, dans ses transports amoureux, à un vocabulaire de la guerre : « Elle se renverse en soi/ Espérance de défaite victoire ». Entre sa supplique aux « Frères humains » et son « envoi » final, il officie avec cette assurance, cette prestance masculine qui transforme l’homme en dieu et la femme en réceptacle : « La voilà gisante/ Chevilles et poignets liés/ Quand elle voit se dresser/ L’objet de sa terreur/ Sujet de ses désirs/ L’arme depuis jamais haïe/ Enseigne tant convoitée/ (...) Phallus phallus phallus »... Heureuse qui peut inspirer le poète, fier, lui, de l’être, comme Ronsard...

Au-delà, le venin d’un réel assombri par une humanité décevante. Un rituel poétique qui va du sublime au banal, beaucoup de citations. Une certitude : le climat toulousain fait du bien au poète, érotise le politique et politise l’érotique....

Francis Pornon, Midi, Encres vives, coll. Encres Blanches, n° 375, 6,10 euros

septembre 2009


Juan Manuel Roca, le voleur de lointains

« Car vous savez, ma douce Dame, Ce pays est un chaos de rues et de blessures. » (Lettre en route vers le Pays de Galles) « Habité par les rues » de son pays, tel nous rencontrons le poète colombien Juan Manuel Roca, égrenant des « monologues du temps », « de la poussière » ou de « la femme qui lave l’eau ». Sorte de vanités, ses poèmes aux échos crépusculaires sont de petits bijoux taillés dans l’onyx noir de son expérience, « bouteilles à la mer » qu’il lance de son naufrage solitaire. Personne, « le voleur de lointains », « le voyageur de soi-même », le « nomade de soi-même ». Un lieu comme une « carte postale de nulle part » investit son rêve, où « les couteaux n’ont pas/Envie de blessures/Ni faim de peau». Ce lieu est « ce que n’a jamais été [s]on pays ». Mais peut-on oublier le « lieu à la langue sauvage », où il « aventure sa voix » ? Chaque son, chaque lettre est imprégnée de son odeur empoisonnée.

Cette tension permanente entre enfer et paradis entraîne Roca parmi les grands damnés dont la sincérité de la révolte et du désespoir, la rage impuissante devant la mort, ont les accents sombres des romantiques – « Voleurs de nuits » dans tous les sens du syntagme –, et la résonance lucide des mythologies contemporaines, taillée dans une langue de feu.

Juan Manuel Roca, Voleur de nuit, traduit de l’espagnol (Colombie) par François-Michel Durazzo, éd. Myriam Solal, 14 euros

octobre 2009


Orhan Veli « J’écoute Istanbul les yeux clos »

Silhouette cunéiforme mince et élégante qui traverse le paysage poétique entre Istanbul et Ankara, Orhan Veli est né à l’embouchure de deux époques. Là où le grand empire ottoman finissant se jetait dans le siècle naissant de la Première Guerre. La République d’Atatürk apportait un vrai bouleversement linguistique, l’alphabet latin remplaçait l’alphabet arabe, l’ancien ottoman était supplanté par la langue turque, plus simple et compréhensible par tous. Orhan Veli va s’emparer avec frénésie de cette époque nouvelle, commençant sa « vie de dilettante » « à dix-neuf ans ». Dilettante dans le sens où Rimbaud peut être un dilettante, un dilettante qui rejette la prosodie, ignore le maniérisme poétique ottoman du divan, grandiloquent et traditionnel, pour sortir dans la rue, véhiculer son langage, vivre avec légèreté une modernité qui le rend accessible au point de devenir un poète populaire : « J’écoute Istanbul les yeux clos,/ Passe une fille sur le trottoir,/ jurons, chants, chansons, appels ; […] Une lune blanche se lève derrière les pins,/ je le perçois par le battement de ton cœur,/ J’écoute Istanbul. » « L’œillet », « Le réchaud », « Le mal de tête » : « désir d’ordinaire » et refus du « poétique ». Son volume Etrange crée tout un courant… Un « premier renouveau » dans la littérature turque, venu à pas de loup, dans la simplicité déconcertante de sa poésie nue, souvent fulgurante comme le haïku : « Ce monde rend fou,/ Cette nuit, ces étoiles, cette odeur,/ Cet arbre fleuri de pied en cap. » Orhan Veli, mort à 36 ans, en 1950.

Orhan Veli, Va jusqu’où tu pourras, traduction et présentation Elif Deniz et François Graveline, éd. Bleu autour, coll. « Poètes, vos papiers », 15 euros

décembre 2009


Flâneries
Un exercice de légèreté avec ces Poèmes de Paris, Une anthologie à l’usage des flâneurs, que Jacques Jouet propose avec son esprit Oulipo, espiègle mais pas seulement. La promenade dépasse le géographique, c’est aussi une incursion dans des styles différents, des univers poétiques différents. Du chant mystérieux de Lautréamont-Maldoror aux jeux seconds de Desnos, de Villon à Vian, des révoltes rimbaldiennes à l’« Idylle coupée » de Tristan Corbière, des ombres lunaires de Reverdy aux flatteries en ancien français d’Eustache Deschamps, ballades et balades font le tour de la ville dans ses moindres rues, ses moindres odeurs, au rythme de ses éclats et de ses misères, de son cran et de ses lâchetés ; de ses chants de guerre aux affres de l’amour. Ville essentielle, essence de poètes errant sur ses ponts en ombres tutélaires. Un Aragon baladin enigmatique : « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré/ Mon autre au loin ma mascarade/ Et dans le jour décoloré/ Il m’a dit tout bas Camarade ». Un Victor Hugo qui nous trompe d’époque : « Trois amis l’entouraient. C’étaient à l’Elysée,/ On voyait du dehors luire cette croisée./ Regardant venir l’heure et l’aiguille marcher,/ Il était là, pensif ; et, rêvant d’attacher/Le nom de Bonaparte aux exploits de Cartouche »... Seule femme parmi ces poètes, si l’on ne compte pas les muses, une Michelle Grangaud du XXIe siècle qui dessine avec grâce des « Stations, anagrammes »,
« Nation on naît/Anvers/navrés/Pont-de-Neuilly/tulipe de nylon »...

Poèmes de Paris, Une anthologie à l’usage des flâneurs, composée par Jacques Jouet, ed. Parigramme, 9 euros


Jehan Rictus/ « J’suis l’Homme Modern’ »

« L’en faut, des Pauvre’s, c’est nécessaire,/ Afin qu’tout un chacun s’exerce,/ Car si y gn’aurait pus d’misère/ Ça pourrait ben ruiner l’Commerce. » C’est ainsi que, vers 1900, dans un cabaret de Montmartre, Jehan-Rictus scandait ses poèmes devenus plus tard Les Soliloques du pauvre, que des générations ont lus et relus depuis dans de multiples éditions. Et des générations d’aujourd’hui continuent de scander-slamer leurs soliloques hachés dans une langue riche de ses aventures. Les éditions Au Diable Vauvert publient ce trésor dans un petit format à tenir dans la poche d’un bleu de travail.

L’éternel retour de cet « Arte povera » en poésie a la beauté essentielle du parler de la rue transcrit presque phonétiquement, sans souci de grammaire, mais où le mot d’argot, métaphore géniale, est lui-même poésie. Rien de déclamatoire dans cette langue qui anime douleurs et peines du Pauvre : « Je veux pus êt’ des Ecrasés,/ D’la Mufflerie contemporaine ; J’vas dir’ les maux, les pleurs, les haines/ D’ceuss’qui s’appell’nt “civilisés” ! » L’homme révolté en octosyllabes pour dire la rue et sa misère, mais aussi son intelligence, son humour, sa rage de vivre. « J’suis l’Homme Modern’, qui pousse sa plainte ». Si Jehan-Rictus est cet homme moderne, de l’après-Commune, sa plainte rappelle son compère Villon, dans les brumes d’un Paris moyenâgeux. Avec cette attention pour le corps torturé devenu symbole de la condition marginale, qui voit la résurrection dans la propreté et la santé plutôt que dans un retour de Jésus-Christ ou dans la politique. « Or ton corps est la Mécanique/ merveilleuse,/ le chef-d’œuvre unique/ qu’il faut sans cesse surveiller ». Dormir et rester propre, n’est-ce pas ce qu’on entend dans le métro tous les jours ? C’est, d’ailleurs, ce qui nous fait garder ce Rictus comme une ride profonde de douleur au coin des lèvres.

Jehan-Rictus, Les Soliloques du pauvre et autres poèmes, éd. Au Diable Vauvert, 5 e


Désirades en mer des Antilles/Daniel Maximin

L’Invention des désirades, de Daniel Maximin, poète, romancier et essayiste né à la Guadeloupe. Un titre qui, à lui seul, fait poème, un long poème où flottent des îles, où l’on entend le bruit des cultures antillaises, où un superbe vent de liberté souffle sur le mot.

« Une goutte de désert jetée à l’eau/ recrée nos désirades/ sur la mer des Antilles/ procession de grains d’or au cou de l’Amérique/ îles presqu’îles/ îles défis. » Un décor est posé, une construction poétique prend racines, haute, fière, un énorme édifice où circulent des noms d’amis et de poètes exilés dans la vie ou dans la mort, et toute la richesse d’une langue radieuse, qui hésite entre vers et prose, mais qui est toujours poésie.

De « dérades » en « Ex-îles », « Etre poète/ chanter pour inspirer/ écrire pour respirer/ être soi pour chacun/ livreur d’amour et d’alarme ». Sous le soleil de Rimbaud, une « Illumination » : « Le monde sera une porte ouverte et nous aurons perdu la clé. » Et du « Corps à cœur » d’un lettrisme exquis ; une « Conjugaison » érudite et enjouée : « Le verbe Avoir/ n’a pas d’avenir/ passé décomposé/ imparfait possessif ».

Un « Catalogue de présence » des « Orphées noirs », «résistants enragés au cou du soleil », qui appelle de longues et attentives lectures sous le soleil blême de ces printemps métropoles.

Daniel Maximin, L’Invention des désirades et autres poèmes, éd. Points, 6,50 e


« et l’enfance, longtemps », Julie Delaloye

Julie Delaloye est une jeune poète suisse née en 1979. Un « prix de la vocation » lui a permis de publier ce premier livre chez Cheyne éditeur.

« Dans un ciel de février,


neige sur les cimes,


lumière qui se creuse


je crie un adieu » :

Il flotte, sur ce volume, l’ombre discrète d’une mère disparue, un deuil blanc éblouissant, une fraîcheur, une grâce qui couvre l’instant et une gravité aux échos d’universel. Rien de funèbre, entre « L’éveil blanc » et la « Treizième saison », se déroulent « Les heures limpides » et « L’éblouissement de l’été ». Le retour dans le souvenir, dans l’enfance, la montagne, la neige, le sapin. Le majestueux et le familier. Des échos de l’exquise mélancolie des poèmes valaisans de Rilke, ces échanges subtils avec une nature mystérieuse : « Dans les cerisiers en fleurs,/ j’ai senti vieillir l’œil ébloui du passé./ Un visage se penche, en robe brodée de soie claire,/ et l’enfance longtemps, l’écorce, attendant la mer. »

Une force du classique nourrit l’image éveillant des musiques lointaines : « tandis que sur le visage et le flux des miroirs,/ court le parfum fidèle, froissé, des sels dorés. »

Dans un registre délicat, léger, Julie Delaloye installe ses choses de la vie et de la mort nimbées d’une douce sérénité sous un ciel de février si chargé, autrement...

Julie Delaloye, Dans un ciel de février , éd. Cheyne, 14,50 euros

 mars 2009


« mon corps – ce peuple mort », Hyam Schoucair Yared

Les écrits des Forges, maison d’édition canadienne, publient de jeunes écrivains pas toujours connus. Pari gagnant avec la jeune poète libanaise Hyam Schoucair Yared, dont le troisième volume, Naître et mourir, écrit en français, paraît dans la collection L’idée bleue.

Une voix qui trame des passions dans la langue du corps, une frénésie du vécu sublimée dans un verbe ardent, entre la vie et la mort. Suprême liberté de parole d’un féminisme viscéral, s’adressant à un « toi » reconstruit dans l’émotion doublée d’une intelligence séductrice : « Tu es le récipient d’un autre. Ton corps/ est mon mirage. On ne s’appartient pas. La flamme a sa perspective du feu ». Le poème lui-même brûle dans un vers vif comme un feu follet : « Enseigne à ta mort à périr/ sur mes lèvres. Il n’est pas d’heures./ Il est temps. » La phrase de Bachelard mise en exergue – « L’instant c’est déjà la solitude» – jette son ombre sur ces pages où les longueurs sont voluptueuses et le mot sans détour griffe les bienséances : « Tu bandes où l’infini me tue. retire ta/ plaie/ de mon visage. Les rivières meurent/ les jambes ouvertes ». On s’arrime à cette dissolution des corps dans la matière infinie : « L’eau/ est sœur de l’extase. Je suis foule où tu bois à peine/ (...) »; le rappel d’une extériorité désastreuse qui charge chaque temps de l’amour hante les parages : « Le geste est sans cadavre. Pourtant/ mon corps – ce peuple mort». Au détour, Beyrouth, la violence des jours : « Il y a du kérosène dans le sang et bientôt/ – très bientôt, l’ONU inspectera nos orifices./ C’est par là qu’on nous accuse de détenir/ des produits chimiques ».

Le vocabulaire de l’amour, comme le singulier de Hyam Schoucair Yared, n’est qu’un leurre, tant il se laisse décliner dans de plurielles conditions humaines. La chute du volume est revêche : « Ne plus écrire./ Le silence est une marche absente/ Peut-être vivre est le dernier mouroir/ Peut-être qu’aimer ».

Hyam Schoucair Yared, Naître et mourir, éd. Ecrits des forges, L’idée bleue, 12 e


« Le lieu n’y était pas » /Le poème palestinien contemporain


« Un coup de sonde dans le poème palestinien le plus contemporain » : ainsi résume Eric Brogniet dans sa préface l’ambition de cette anthologie bilingue. Une poésie que l’on qualifie de « nouvelle vague », libérée déjà de la rhétorique ancienne par le rebelle Mahmoud Darwich, qui a compris que le « nous » passe par le « je », une poésie qui fait l’homme, qui dessine son identité.

« Nous sommes venus mais le lieu n’y était pas »...

« Combien de palmiers


Combien de rêves


Combien de déserts il y a en nous. »

L’exil, la patrie, le retour des héros composent avec une langue réinventée, libérée de ses mythologies, disciplinée par un quotidien qui qualifie une poésie des choses. Comme cet inventaire du sac à main renversé par une inconnue dans le bus, ce moment resté inoubliable pour un poète qui retrace la vie dans un souvenir de « rouge à lèvres marron », « Il y a deux ans et demi je t’ai vue une fois dans le bus
Et je ne t’ai plus jamais revue ».
Ou ce « Café à Ramallah », rythmé par le « je » au début de chaque strophe : « Je n’ai pas de nom », « Je n’ai pas de voix », « Je n’ai pas d’amis », « Je n’ai pas de chance », avec une chute dramatique :
« Je n’ai pas de mémoire ;
Je l’ai perdue
D’un coup de soleil. »

Sans grandiloquence, des aveux qui hantent :
« Maintenant


A propos de mes amis morts


Il n’y a plus de problèmes


Sauf lorsque je croise leurs parents


Soudain


Et que je suis encore en vie. »

Un recueil nécessaire pour comprendre, de loin, ce lieu de chair, de sang et de poussière, où l’arbre «pense à la pluie » et le silence est rare ; où pousse « l’herbe de l’obscurité/ au vert sans pareil/ car aucune herbe ne peut être aussi verte sans/ Sang ».

Le poème palestinien contemporain, édition bilingue arabe-français, choix de textes et présentation de Ghassan Zaqtan, traduction de Antoine Jockey, Le Taillis Pré, 17 euros.

janvier 2009


La langue du corps/ Patrick Bouvet et Eddie Ladoire

Tout l’annonce, du défilé des phrases sur la couverture aux crochets graphiques au début de chaque ligne: avec recherche + corps on entre dans une zone qui veut mettre le lyrisme au froid, « le vingtième siècle électronique » et numérique égrène ses sons et ses mots dans cette quête solitaire sur le réseau.

« couple + performance », «ghetto + adolescents », «perte + poids », on avance dans la ville à travers des sons si familiers qu’on ne les entend plus, des publicités crachent leurs signes ambigus, la poésie trouve sa voie totale, c’est une attitude, musique et parole fondues.

> « nous sommes un service adulte


> parlant explicitement


> du désir d’expériences nouvelles


> une série de contacts chauds


> dans toutes les zones


> hommes


> femmes


> transgenres


> pour explorer les limites


> dans la langue du corps »

Dans d’autres espaces-temps, Maïakovski annonçait le Futurisme avec le même élan novateur... Mais... Patrick Bouvet et Eddie Ladoire sont de cent ans plus vieux. « fille + industrie », ils vont vous la raconter,

« > la légendaire mauvaise fille


> du film adulte


> vous prend dans les coulisses


> de l’industrie du porn


> ne lâchez pas son mouvement »

La chair est triste et ils ont lu tous les livres, dirait Mallarmé. Ils slament leurs poèmes-design en noir et blanc en suivant des lignes d’un réel glacé, triste et sans issue, sinon ce « voyage + cosmique » :

« > à bord


> l’ordinateur évolué


> enregistrera les mémoires et l’ADN


> pour exécuter des résurrections


> dans ce nouveau monde »

Faire, donc, ce voyage sensuel et troublant, guidé par ces « électroniques caresses »...

Patrick Bouvet et Eddie Ladoire, recherche + corps, poésie et musique électronique, CD + livre, collection sonore, éd. Le bleu du ciel, 15 e


« Un mot peut être un monde »/ Liu Hongbin

Liu Hongbin, poète chinois « écrivant de la poésie en dehors du temps chinois », « amené à créer une Chine dans son royaume spirituel »... « Je suis l’albatros tombé dans la foule d’un marché » : baudelairien dans sa fierté et vulnérable dans son exil. « Je suis », « Je vois », verbes essentiels, début de chaque phrase dans des poèmes définitoires et définitifs. La ferveur du rêve dans un univers dantesque, où l’on convoque les innocents et les tyrans : « Li Baï l’unique, libre comme le vent/ Refusant d’assister au banquet du département du Front/ Uni,/ S’est vu mettre au placard/ S’est nourri de nuages, abreuvé d’alcool,/ Et plongeant dans sa coupe de vin,/ S’est noyé en embrassant la lune ». Dans un autre espace du même rêve d’Enfer, « Allongé dans sa prison transparente/ Mao Zedong purge sa peine à perpétuité/ Sous les regards des visiteurs l’observant comme un singe (...) Il convoque Staline, Hodja, Ceausescu, Honecker et/ Castro/ à une réunion élargie du bureau politique/ Qui décide l’exclusion du parti de Gorbatchev »... Au-delà de ces références, « La tâche politique du poète est de préserver ce qui est sacré dans sa langue. »

Car « Un mot peut être un monde ». Ce monde qui est aussi un cube de Rubik... En mouvement, en changement, en couleurs, à la recherche d’une unité et d’une logique. Où le poète « déambule » avec son passé et son avenir, et l’indicible difficulté de vivre le présent. Locataire a jamais vendu à une langue qu’il craint et qu’il n’oublie pas.

Liu Hongbin, Un jour dans les jours, traduit du chinois par Guilhem Fabre, éd. Albertine, 13 euros

octobre 2008


A sarcler la langue/ Seyhmus Dagtekin

« L’écriture, l’art, consistent pour moi à embrasser l’être d’un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d’être ensemble. Sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d’amour où l’autre est la condition même de mon existence » : Seyhmus Dagtekin, poète et romancier, venu au monde et élevé dans un village kurde en Turquie. Né au français après ses 20 ans, en 1987, il eut le prix Mallarmé 2007, un des prix de poésie les plus prestigieux, pour son volume Juste un pont sans feu. Au fond de ma barque est écrit en résidence à Rochefort-sur-Loire. Eau, nature, mère-mer, un certain « Surréalisme romantique » flattent le souvenir de l’école poétique de Rochefort, mais le poète ne condamne jamais d’autres portes : images, sons, oralité de sa propre langue donnent les contours de cette incursion dans le « nulle part de (sa) barque », triste comme un exil, joyeuse comme une découverte, « Pendant que la terre brûle/ Et que tu trembles avec ta mémoire/ Dans l’heure qui se fait/ Pour renommer ce qui bouge ».

«Tu regarderas le monde/ Comme autant de mortes nuits » : la respiration des grands romantiques français et, surplombant la mélancolie répandue « dans les sables mouvants de la langue », la peur de « cette vieillesse du mot qui me/ guette à la fin de chaque phrase »... Etrangement, ce « mot vieux » rédige un être-poète d’une fraîcheur et d’une jeunesse revigorantes.

« A sarcler la langue/ Jusqu’à la fin de la terre/ jusqu’à l’épuisement de la mère/ Jusqu’à ce que sol se fasse sel/ et disparaisse/ par le trou d’un rêve ». Seyhmus Dagtekin trouve le pont entre les langues dans son propre langage, qui le mène vers l’autre par ce miraculeux don d’un sorcier ou d’un derviche tourneur.

Seyhmus Dagtekin, Au fond de ma barque, le dé bleu/L’Idée bleue, Centre poétique de
Rochefort-sur-Loire, 12 euros
A lire aussi : Les Chemins du nocturne et Juste un pont, édités par le Castor astral.


Parler vent et pluie / Xi Du

Xi Du est né en 1967, dans une Chine où avoir une bibliothèque chez soi est un interdit que peu transgressent. Son père instituteur ne possède donc aucun livre, mais il sait raconter des histoires. Et il y a la nature de ses montagnes qui écoule dans ses veines ses sons, ses parfums, ses lumières et ses ombres. Ce n’est qu’à treize ans que Xi Du lit autre chose que les poèmes de Mao : et il commence par des poètes de la dynastie Tang (618-907) ou Qu Yuan (340-278 av. J-C), un de ses auteurs préférés. Mais il pourra lire aussi Byron, Baudelaire, Mallarmé, Valéry... La nouvelle poésie chinoise se nourrit de ces traductions. Les grands changements du monde sont là, Xi Du vit sa propre langue dans ce monde qu’il s’approprie par tous les sens, jamais sourd au quotidien : « à Tel -Aviv, l’Israélien Yitzhak Rabin/ a été assassiné, son corps usé par l’âge frappé de trois balles successives/ lors d’un rassemblement pour la paix. Je ne peux m’empêcher d’imaginer/ que le jour le plus froid de l’année est arrivé en avance »

Des nouvelles d’une campagne oubliée – « Les fenêtres du village sont fermées./ Cet enfant pauvre/ agonise dans mes mains. » – au suivi grâcieux de la « source aux papillons », le poème se fait de pluies sans fin, de rugissement des vents du nord... «Dans la nuit noire, la pluie tombe sur le cœur de la ville/ elle tombe sur les immenses enseignes lumineuses (...) au-dessus du vaste sommeil, la faim veille sur la nuit de la campagne ». La légèreté s’efface dans un constat amer : « Quand je ne peux pas, je deviens couteau/ mon chant est plein d’odeurs de cendres ». L’édition bilingue met face à face des graphismes différents, où la splendeur de la calligraphie chinoise plane en ombre souveraine sur la voix douce du poète.

Xi Du, Le chant du vent ou du roseau et autres poèmes, traduits du chinois par Isild Darras, édition bilingue, édition fédérop, Le Pont du Rôle, 24680 Gardonne, 14 e


salive d’encre/ Andrée Appercelle

L’été du rosier commence en juin et finit en octobre. Andrée Appercelle crie les mots d’un été de désir et plaisir avec la rage d’une passion illimitée, aux accents d’héroïne de tragédie : « Je meurs de toi/ tout me manque ». «salive d’encre/ sur ma bouche/ les mots coulent/ sur ma brûlure de toi », la chair des mots, le bonheur parfait des sens, habillé de splendides impudeurs, ne cachent pas une sorte de second plan au parfum de danger indéfini, de peur de la fin, de menace de séparation. Et c’est dans cet espace-là que s’instille le poison de la poésie. Les mots sont posés à fleur de peau, de cette peau noire, infiniment caressée, arrosée de tendresse et de sentirs cannibales : « sentir entre/ mes dents/ ta chair/ la déguster/ la mâcher/ me nourrir/ de ton corps/ jusqu’à/ sa chute/ définitive/ en moi ». Quelle audace, ce petit livre où Eros et Tanathos font la loi...

Andrée Appercelle, Soleil noir ta peau (l’Eté d’un rosier), Le Temps des Cerises, 10e


dans l’ombre d’une note/ Zéno Bianu, 
Chet Baker

« cause I was born to the blues ». C’est dire « de la musique avant toute chose » au vingtième siècle, quand on est poète et jazzman, génial et crépusculaire. Zéno Bianu est le maître de cérémonie dans cette rencontre avec Chet Baker, faite autour d’un je ambigu, une substitution au jazzman qui frôle le dédoublement de personnalilé. Le temps des poèmes s’arrête au moment de la chute de Chet, une chute réelle, qui provoqua sa mort, de la fenêtre d’un hôtel d’Amsterdam. Assez symbolique pour envahir obsessionnellement lexique et cadences des poèmes : « Je passe de ruine en ruine/ je tombe dans ma voix/ tout au fond de ma voix/ je tombe du dedans/ je tombe par dedans ». Et, ailleurs : « je tombe/ parmi des pétales de nerfs ».
Assez pour nous rappeler la chute d’un ange qui distille « le doux-amer », « j’ouvre des espaces entre les notes/ des trous noirs pour m’y glisser/ dans une éternité de langueur ».

La parole suit volutes et improvisations, monte et descend, s’allume et se calme dans un duo éperdument bleu : « Qui suis-je/ que voulez-vous dire/ quand vous dites je/ Body and soul/ corps et âme ». Corps et âme, le double je, double jeu, s’arrête sur le mot, en fin d’un poème, pour le reprendre et rebondir au début du suivant, égrène assonances délicates et prend des tonalités orphiques : « avez-vous déjà glissé/ dans l’ombre d’une note/ d’une seule note/ les choses se perdent/ les êtres se perdent/ c’est un secret ».
Et ce que Zéno Bianu dit le mieux, en écoutant Chet, c’est loin d’être une déploration, comme il l’annonce. « je peux livrer/ le suc d’un automne à New York/ la substance d’un avril/ dont je me souviendrai sans fin/ alors/ je peux restituer le voyage tremblé de la lumière/ Travelin’light » : c’est, simplement, l’émerveillement.

Zéno Bianu, Chet Baker (Déploration), Le Castor Astral, 13 e


Momin Latif, peut-être nous

« Du cœur de l’obscurité


L’âme isolée


La mémoire brûlée


Nous avons tous


Les paupières baissées


Devant les coutumes choisies


Pour nous cacher »

Ainsi Momin Latif clôt-il ce livre élégant qu’il intitule Peut-être moi. Seul poète indien contemporain qui écrit en français, nous signale André Velter dans sa préface. Un Indien du monde, car il y vécut un peu partout : Londres, Paris, Rome, Madrid, Lisbonne, Delhi. Jamais oublié, Delhi. « Mon héritage » « Les miens et les horribles rimes » rouvrent la plaie de l’enfance, les violences du père, la mort de la grand-mère, « A cinq ans j’étais adulte/ Enfant à vingt-cinq ». Sublimées, ces années investissent un poète qui a « perdu son innocence », travaillé par les langues et les langages, par « Le péché et le savoir ». Poursuivi par une question radicale : comment « découvrir l’énigme » « par le seul mot » ?

« Dans ma cour le jasmin en fleur/ Porte son parfum sur mon lit/ Et je tremble devant les signes ». Dans sa cour, Momin Latif reçoit fastueuement tous les bruits des contrées qu’il traverse, de la musique de
8 et demie de Fellini aux échos des poètes Cavafy d’Alexandrie ou Prévert. Erudition filtrée par les quatre sens, brûlée dans des rêves de chair, harcelée par le souvenir. Et le poème dernier, « Etrangers », qui clôt cette farandole d’aveux courts, instantanés, petites sphères qui concentrent la mappemonde. Peut-être lui ? Peut-être nous ?

Momin Latif, Peut-être moi, éditions Dumerchez,collection Double Hache, 17 euros


mon ami mon enfant mon frère/ François Lescun

« Nous ne vieillirons pas ensemble/ Ta main si brusquement/ s’est retirée de la mienne ». François Lescun, poète et universitaire, ose être romantique au début de ce XXIe siècle fatigué de tant de vécu.

Filigranes entre deux tombeaux respire ce parfum délicat, enivrant et mortel, que les poètes maudits ont laissé trainer derrière eux. Cette lointaine couleur de romance que notre exquis contemporain habite avec passion et anxiété, riche des noms perdus de Philippe et Roland. Entre deux amours mortes, la grâce des phrases des jours et des nuits, sans ponctuation, presque en apnée : « le feu pétille sous la paille et l’épidémie dévore les enfants dans les forêts pétrifiées le pain manque partout et sur les pierres des autels on affûte des sabres quand donc finira de saigner l’énorme taureau de la nuit ». Le poème déverse son lyrisme dans une ivresse de la douleur : « Ce mausolée naïf que je tricote/ avec des mots tremblants/ ce pauvre nid fait de fétus de paille/ pétris agglutinés par mes larmes/ où tu ne viendras pas te blottir ». Mélancolie, sincérité reconquise du langage : « Tu es parti/ mon ami mon enfant mon frère » « Tu es parti/ et je sens la coque du monde/ craquer de partout ». La mort déploie sa musique lancinante, et c’est ce mystère issu de l’absence qui arrache le vers au pathétique, au clinique, pour le faire planer dans des zones de douce clarté. A lire, comme un éternel retour.

François Lescun, Filigranes entre deux tombeaux, éd. Caractères, 20 euros
A lire aussi, de François Lescun, Réfractions, Caractères, 2005


ombra diurna, inflessibile/ Eugenio De Signoribus

On le compare à Dante, à Eugenio Montale... Eugenio De Signoribus est un nom qui en lui-même dit sa poésie. Son titre, Ronde des convers, introduit déjà le mystère qui entoure ce volume d’un bout à l’autre : convers, frères convers voués à faire les travaux manuels dans les couvents ; conversion-métamorphose ; hystérie de conversion aussi, qui met des maux sur un conflit psychologique. Une liste qui peut continuer, tant les mots restent ouverts. Comme la ronde, une forme presque parfaite (pas aussi parfaite que la sphère...). Ronde-vie, ronde-poème, ronde cercle infernal de Dante. On arrive, en ronde, de « prémisse » en « congé » à sentir le souffle de la lettre, de l’alphabet, du mot que le poète met en scène avec beauté et prestance. « qui sait quelle/ est la lettre qui va de vallée en vallée/ l’hiver aussi ». «avant la vérité/ je reconnus la lettre/ puis elle se fit alphabet/ et l’alphabet temps ». On vit la tragédie de la langue, la quête du « lieu », de la « maison », en passant par des terrains contemporains, des paysages dantesques « d’écrans mobiles toujours allumés », «vus d’en haut, on dirait des bouches éternellement/ ouvertes...: elles consument leurs propres images/ sanguinolentes ou mielleuses, » Mais surtout, dans cette édition bilingue bien accompagnée et présentée, vous pouvez lire le texte en italien à haute voix : même sans rien comprendre, vous serez comblés par la musique de ces mots lavés, « étendus au grand air », décrassés des résidus de l’usure. « ombra diurna, inflessibile... / invisibile appena la notturna stanza ».

Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, Verdier, « terra d’altri », 20 euros


cet exercice oral / Blah ! Une anthologie du slam

« la différence entre une scène slam et une soirée poésie/ c’est que si tu dis que c’est une soirée slam t’as 10 fois plus de gens », lit-on dans le texte dansé sur le bout de la langue par Félix J en guise de préface à « Ce livre (qui) ne va pas fabriquer un genre ». Le slam fabrique pourtant une anthologie. Prend-il les chemins de l’académisme ?

En 1984, Marc Smith, ouvrier en bâtiment et poète de Chicago, le nomma. Avant, Essenine, Maïakovski, plus tard la beat generation, sans oublier la préhistoire – la poésie latine scandée, les joutes des troubadours, les dits, prières ou complaintes d’un Rutebeuf – quand la parole faisait spectacle populaire... Nada, Céline Robinet, Gaspard, Grand Corps Malade, D’de Kabal... existent grâce à ce retour aux sources du poème dit, « V’là le topo », dirait leur confrère, Marco Codija, « La poésie n’est pas pour moi une vieille connaissance./ J’lui ai toujours dit “en sortant d’mon stylo t’es une connasse de naissance”./ Une belle bourge de cœur qui se la pète prolo./ Mon slam pue la violence alors les bobos crient “trop beau ".»

Le slam fait violence, le slam donne des claques, le slam sublime « l’élévation vers l’abîme » et renouvelle le haïku (Nada), le slam fait sa « tentative de déconstruction de la propagande » (Normal), clame sa « Philosophie quartier » (Gaspard), déclame « Paris matin : exercice orale » (Naima Chahboun) : « c’est quoi cette langue ; cet exercice orale ; ce faux pas ; cette frasque ; cette faute d’orthographe ? »

Gardez la porte ouverte, le slam s’invite chez vous avec ce livre-anthologie et son CD. Vous dira-t-il la même chose que dans un café du 18e arrondissement de Paris ?

Blah ! Une anthologie du slam, avec un CD, éditions Spoke et Florent Massot, 17,90 euros




Dire Cronce / Chantal Dupuy-Dunier

Creusement de Cronce, titre rugueux pour nommer une mythologie qui couvre un lieu et une langue. Sorte de Yoknapatawpha faulknerien, « Cronce./ Tout son territoire figure/ dans l’énoncé de son nom. » Un territoire qui loge « l’ombre d’un berger » ; les femmes mortes en couches qui savent « que leur homme prendrait une autre femme/ sitôt la moisson rentrée,/ pour les enfants, pour les bêtes,/ et pour les blés. » ; ou « Des notes insolites/ entre hêtres et frênes,/ plus aiguës aux décours, quand le vol d’un milan ourle/ le satin mat de la lune. » Cronce, la terre et les racines. L’Auvergne de Chantal Dupuy-Dunier.
De ce registre pictural presque naturaliste aux couleurs de Millet, le verbe passe dans des zones plus rocailleuses, des morphèmes dépouillés, relogés, des aires de jeu cachés, « Nous disons Cronce/ et nous inventons Cronce./ Nous l’inventons poésie,/ à la croisée des sons et du verbe ». Confusion du lieu et du mot devenu émanation vaporeuse de la pierre. Poème prolongé dans les rapides visions des encres de Michèle Dadolle, contrée d’émerveillement et de rencontre du son et du signe. « Cela s’appelle écrire,/ Ou, peut-être, Cronce. » Un petit village dans la syntaxe poétique qu’il faut lire.

Chantal Dupuy-Dunier, Creusement de Cronce, Voix d’encre, 17 euros


Fouéco et méchant Brallard…// Emmanuel Brouillard, Bruno Mallart

Le rire est-il compatible avec la poésie ? Grecs, Latins, en passant par Villon jusqu’aux surréalistes, nous ont déjà convaincus : cette très humaine attitude peut habiter la « grande poésie », humour et dérision peuvent squatter ces espaces protégés où mélancolie et désolation sont à l’aise.

Ainsi donc ce volume de Paul Fournel et Henri Cueco : Les Animaux d’amour et autres sardinosaures. Rencontres fantasques avec une langue tournée vers la facétie, le calembour et autres contrepétries, un burlesque qui appelle la culture populaire du quotidien : « Le perroquet des brumes/ A de beaux yeux tu sais/ Il dit/ Embrasse-moi embrasse-moi/ De sa voix de perroquet des brumes/ Un rien enraillée/ Quand le brouillard se déchire/ On voit qu’il est vert/ Et que ses beaux yeux brillent/ En bleu tu sais ». On rencontrera la fourmimipinson, le fennec plus ultra, le rouge-gorge irritée, le boxer à rien, le cobra d’honneur, le cerf les fesses... On pensera à Lautréamont : « Je ne puis m’empêcher de rire (...) ; j’accepte cette explication absurde, mais alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps » (1).

Un mémoire sur Quéneau, des études sur Guignol, Paul Fournel, président de l’Oulipo, tient les Clefs pour la littérature potentielle... Son compère, le peintre Henri Cueco, sait trouver, par la traduction stricte du verbe dans le trait, le ressort qui nous fait gondoler.

Très méchant, un autre petit volume dans cette collection, Les Mythographes, au Castor Astral, qui accueille des textes courts, poésies, contes, récits, enluminés par un illustrateur ou peintre : Trois claques à Balzac. Si la liste des sommités littéraires qui reçoivent la correction d’Emmanuel Brouillard n’est pas exhaustive, on peut être sûr, en revanche, que lycéens et collégiens y trouveront leur salut, après trop de séances de Racine, Perec, Sartre ou même Rimbaud.

1. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant quatrième.

Paul Fournel, Henri Cueco, Les animaux d’amour et autres sardinosaures, Le Castor Astral, coll. Les Mythographes, 12 euros
Emmanuel Brouillard, Bruno Mallart, Trois claques à Balzac, quatre-vingts corrections d’auteurs, Le Castor Astral, coll. Les Mythographes, 12 euros



Char, le charmeur

« Vivre - cela veut dire être cruel et impitoyable envers tout ce qui chez nous faiblit et vieillit. » Nietzsche, le Gai Savoir. Entre Sade en camisole et Nietzsche, René Char plante son écriture saccadée, précipitée, lucide. Vie et poème font un tout inséparable dans la subversion, le refus d’autorité, même celle des rebelles surréalistes. Jamais inhumain, toujours libre, secret et sanguin, émotif et lucide, érudit et quotidien... «Pour qu’une forêt soit superbe/ il lui faut l’âge et l’infini. » Voilà une recette qu’il concocte aussi pour son écriture. Poème, aphorisme, journal, essai ? Tout n’est qu’une question de souffle, de rythme, de mouvement. Sauts et sursauts d’une langue en permanente invention... «Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » (Partage formel).

Le déroulement des poèmes de cette anthologie tient compte d’un itinéraire traduit en cheminement de pensée, en étapes d’histoire littéraire : du Surréalisme à la poésie engagée de la Résistance ou à l’intensité d’une écriture qui s’évade, hors de tout genre littéraire.

Conçu par ses auteurs comme un volume s’adressant à un public scolaire, c’est une main tendue à tous ceux qui hésitent à entrer dans l’atelier intime d’un poète considéré comme difficile.


Poèmes en archipel, Anthologie de textes de René Char, choix et présentation par Marie-Claude Char, Marie-Françoise Delecroix, Romain Lancrey-Javal et Paul Veyne, Folio Gallimard, 11,50 euros


son merveilleux chagrin/ Patti Smith

«Armée de toi je m’échappai de la suffocante campagne du sud du New Jersey, quittant les rues ancestrales pour le New York des rats poètes et du trafic public. » Ainsi Patti Smith rencontra Rimbaud. William Blake, aussi, Arbus, John Appleseed et bien d’autres. Ce sont eux qui l’accompagnent sur la route de son rock vibrant et lucide. Présages d’innocence est son deuxième volume de poésie publié en France, après Babel, chez Christian Bourgois. Hymnes et ballades visitent le monde et subliment révoltes et chagrins d’une génération qui n’accouche pas des souris : « L’invective ouvre une bouche insolente./ Elle possède ta dureté, la dureté/ de tes rêves roulés/ entre tes doigts, exsangues du bleu ciel. » C’est le moment où, en Irak, « Vingt mars/ printemps s’éveille./Oiseaux se taisent ».

Engagée, cette poésie l’est d’une manière totale, dans sa virevolte formelle, organisation du phrasé entre le souffle long et les suites haletantes, de rêve en cauchemar des clairs-obscurs doux aux fureurs tonitruantes. « Farce ou friandise ! » crient les enfants qui courent d’une maison à l’autre dans la « Veille de Toussaint »... Farce ou friandise, et tellement plus, cette écriture qui dit le monde :
« mon triste saint,
mon écrivain qui n’écrivait pas.
Parce que ton merveilleux chagrin a germé comme
une tige,
fleurissante calligraphie. »

Ce volume ne surprendra donc pas ceux qui connaissent sa musique.

Patti Smith, Présages d’innocence, édition bilingue, Christian Bourgois éditeur, 16 euros


Paradis ruiné/ Kiril Kadiiski

Ces Nouveaux Sonnets de Kiril Kadiiski vont, encore une fois, nous rapprocher de ces terres culturelles si proches, si éloignées. Poète bulgare le plus connu de sa génération – il est né en 1947 –, Kadiiski a publié en samizdat entre 1979 et 1989, congédié par l’Union des écrivains bulgares. Passé par le feu de la traduction, qui défriche ses voies vers Villon, Verlaine, Rimbaud, Cendrars, Appolinaire et bien d’autres, Kadiiski « poématise » entre un alphabet slave et des références classiques européennes ; entre les pages de la Divine Comédie et l’innocence de Hölderlin… Entre « Dépression saturnienne » et « Le buisson ardent », une âme « ensanglantée », travaillée par le temps, labourée par la mort, dans un «paradis ruiné ». Saint Jean, saint Michel, Dante, convoqués dans une poésie de tonalité interrogative :
« comment sauver ici les choses terrestres,/ quand nous échouons à préserver l’éternel ? » Une langue précipitée, un rythme inquiet pointent cette quête du Graal.

« Des coquelicots chauds dévalent le versant – torrent/jailli de la gorge du levant. L’éternité flotte autour de nous :/la beauté est mort et beauté la mort !/ En toute chose se fait sentir la main de Dieu. » «La vie est mort et mort la vie », ainsi Hölderlin s’instille dans les volutes élégantes des caractères cyrilliques. Les peintures de Nikolaï Panayotov enluminent cette désespérée cavalcade.

Kiril Kadiiski, Nouveaux sonnets, traduits du bulgare par Sylvia Wagenstein, peintures Nikolaï Panayotov,L’Escampette éditions, 18 euros



mur ambigu, absurde, insensible/ Hwang Ji-U

Lire les cent poèmes de Hwang Ji-U, c’est respirer l’air d’une Corée devenue le pays intérieur du poète : son corps assume les blessures de son passé, ses images et ses formes qui font la vie quotidienne. Il n’oublie pas l’expérience de la torture quand le jeune étudiant luttait pour la démocratie, dans les années 1970-1980. Ce qui reste ? « Un corps vide pour toujours, sans rien posséder,/Un seul corps vide./Mais il sait voler à contre-courant de la vitesse/puissante du vent. » Le nu, la mer vide, le lac sans eaux, la lune vide, le désert de résonance bouddhique. Le poème blanc – rappel de la page blanche de Mallarmé ou du carré blanc sur fond blanc de Malevitch, couronné du titre « La méditation de 5 minutes 27 secondes ». Et malgré tout, le réel, le plein des « poèmes corporels » où tout devient palpable. Jusqu’à l’arbre «rigide et dur » : « L’arbre a faim./ L’arbre absorbe à foison air, poussières, bruits, odeurs et terre. » Jusqu’au concret du verbe à l’infinitif qui trame le poème n° 527. « Faire. Commencer. Commencer à bouger. Venir. Venir. Venir. » Jusqu’à la forme géométrique, le triangle pyramide de vers qui sublime le titre «Supériorité absolue ». Et, immanquablement, la dureté du mur qui sépare les deux Corée d’un bout à l’autre du livre, Le Mur 1, Le Mur 2, Le Mur 3… « Fissuré/Ambigu et absurde/Insensible. » Avec son intérieur et son extérieur.

Pourra-t-on lire tout sur ce fond subliminal fait d’estampe oiseaux, branche, arbre ? Ou dans le sillage d’hommes ivres de poésie et de peinture ? Une poésie qui choque et qui éclaire.

Hwang Ji-U, De l’hiver de l’arbre au printemps de l’arbre, Cent poèmes, traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona, William Blake& Co. Edit., 22 euros


Poétique en action / Henri Deluy

La poésie d’Henri Deluy assume la gravité baudelairienne d’une séquence et la chute leste, cette force synthétique de la parole capable de suggérer un pays en trois mots, l’image qui se crée au creux de l’objet, dans un rapprochement plutôt pictural, la science de la voyelle, la distinction du signe. L’heurt des langues et le délire des notions linguistiques qui envahissent le poème, matérielles, le langage qui se met en scène lui-même : « Qui était le genre, l’attribut du/Verbe. Qui le temps, la personne/Du sujet. Qui l’infinitif. Qui le/Mode pour qualifier l’aspect. » Suites de vers penchés à gauche comme une écriture d’écolier sage, images de voyages lapidaires, le goût de la route à Prague, en 1966, Naplouse, 2004, Lhassa, 1998, « ce parfum minéral sur/des masques cloutés ». Allitération illimitée, une couleur pour évoquer la mémoire d’une ville. Voici Bois de Santiago, 2003 :
« Rouge écarlate sur le vernis délavé,
Draperies allongées près d’une serviette
Bariolée, nuances du rouge sur la couverture
Et sur le lit. Reflets sur un fond de mémoire,
Mémoire plus rouge, rouge plus encore, rouge un peu Plus chaque jour, la mort du caméléon. »

Un recueil qui sublime « les ardeurs de la chair » dans une syntaxe sensuelle.

Henri Deluy, Les Arbres noirs, Flammarion, 19 euros


Libé, signes de vie/ Souris glacée

Quand plusieurs journaux ferment ou sont en sursis, ce petit livre de poèmes anonymes porte la mélancolie subtilement typographique du quotidien Libération. Plusieurs années de suite, Nathalie et Parseval ont mis de côté des mots, des suites ou des signes découpés dans le journal. Assemblées, ces unités prennent le chemin du poème graphique, où le sens baigne dans les silhouettes élégantes de polices de caractères aux noms bizarres pour les non-initiés : futura condensed, helvetica, times, des versions de caractères conçues pour le journal et que ses lecteurs passionnés reconnaissent à jamais.

« Nous vivons en attendant/Le nouveau Grand Jeu » : un appel de Surréalisme soustrait ces bribes de quotidien à leur éphémère destin et les projette vers un sort meilleur qui exhale la flagrance mystérieuse de la poésie, faite de hasard et de fragilité.

« Foie gras, porto, château


… les pauvres attendent


mardi peut-être… »

Ou encore :

« Vertige au collège


Les enfants


de velours


S’en sont retournés


dans l’impasse


La désolation »

La citation est difficile, il lui manque l’appui du graphème. A lire donc, pour une vraie fête synesthésique.

Souris glacée, Poèmes anonymes, éditions Souris glacée, 15 €


Un lais aux malheureux/ Jean-Claude Pirotte

« Né à Namur en 1939. Avocat de 1964 à 1975, il est rayé du barreau pour avoir favorisé la tentative d’évasion d’un de ses clients (acte qu’il a toujours nié), et condamné à un emprisonnement auquel il se soustrait en vivant clandestinement en France pendant six ans. Il partage, depuis la péremption de sa peine en 1981, sa vie entre le vagabondage, ses collaborations à France-Culture, la peinture et la rêverie poétique. »

C’est comme ça que le site du Printemps des poètes présente Jean-Claude Pirotte, artiste en colère et néanmoins poète… Son « roman-poème » ne cède en rien au narratif qu’il annonce : l’humeur reste celle d’un voyageur céleste rendu voyeur par sa « double errance » et qui se doit « de faire un lais aux malheureux/qui sont dépirés icicaille/en la géhenne des banlieues/voici le lais de la racaille ». D’où « le blues de la racaille », deuxième partie de son livre. Nouveaux pendus, nouvelle ballade, les sonorités de Villon lui vont bien, rien d’étonnant de trouver « le cheval Sarko qui encence/rugit d’amour devant le peuple/ et dit : je dis ce que je pense/et je ferais ce que je dis ». D’autres temps, d’autres personnages, Sarko n’est pas Berthe aux grands pieds et les princes de Calais sont des gueux… Les rimes verlainiennes emportées et les suites paradoxales de Queneau côtoient ce deuxième degré où baigne sa poésie d’un lyrisme délicat, malgré ses accents musclés. A lire, à dire surtout ces « lais » d’un « frère » qui rend notre regard plus humain.

Jean-Claude Pirotte, Un bruit ordinaire, roman-poème suivi de Blues de la racaille, La Table Ronde,  18


Haïku de Jack Kerouac

Après la route, Jack Kerouac s’installe dans une spiritualité nouvelle, le bouddhisme, dont il pratique moins le côté méditatif que celui littéraire. Séduit par le haïku, comme beaucoup d’autres poètes américains à la même époque, il devient « le seul maître du genre » selon Allen Ginsberg, le gourou de la beat generation. Ce volume en est la preuve, mais l’alchimie s’est produite dans ses romans aussi, où la phrase devient plus courte, « douce, avec un saut de pensée soudain ». Mélancolie et blues, trois lignes de suprême modestie, une poésie faite pour être dite ou chantée, des esquisses, comme le dessin commencé dans la rue par un peintre à la dérive. « Amérique : permis de pêche/le permis/De méditer ». On croirait presque ce qu’il écrit à sa traductrice italienne, toutes ses œuvres sont « de la poésie transformée en drame narratif ».

Jack Kerouac, Le livre des haïku, édition bilingue, La Table ronde, 23 €


Résonances/ Jack Spicer

Pourquoi lit-on autant de poésie aux Etats-Unis ? Les cent dernières années, on a autant lu Pound, Whitman, Olson que Faulkner ou Salinger. A lire Jack Spicer (1925-1965), on trouvera peut-être la raison : « Lune vivante, citrons vivants, garçons dans des maillots de bain bleus vivants. Le poème est un collage de réel. » Spicer rompt avec le souffle du poème long, qui emprunte les contours du mythe américain, pour des touches plutôt impressionnistes. Mais « Il n’y a, vraiment, aucun poème isolé ». Ils doivent « créer des résonances ». Toute la poésie de Spicer est liée à ces résonances, il invoque et écrit, entre deux poèmes, des lettres à des poètes éloignés dans le temps ou dans l’espace, qui le ressourcent ou l’irritent, compagons de route de ses ébats avec le langage. L’écriture sous dictée, mais pas la dictée automatique des surréalistes, car il a la conviction profonde que ce sont des fantômes qui dictent ses poèmes. Le langage, indépendant du poète, vit sa vie, le leurre jusqu’à le faire mourir, « c’est mon vocabulaire qui m’a fait cela ».

Ces poèmes sont-ils « mieux qu’une sorte de miroirs » ? Plutôt une radio qui capte toutes les bandes, même les interférences. Lorca, la mort de Marilyn Monroe, le Saint-Graal, la mort de Kennedy, Rimbaud, Billy the Kid, Buster Keaton, les « prévisions de base-ball, 1er avril 1964 ». « Les Beatles, dénués de forme et de couleur mais plein d’images, jouent/dehors dans le salon ». Les techniques de la radio, du cinéma, de la photo : collage, mixage, montage, et, au delà, la vie. Magique.

Jack Spicer, C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, traduit de l’anglais par Eric Suchère, préface de Nathalie Quintane, éd. Le Bleu du Ciel, collection américaine, 23 euros./


Un poète de vérité/ Attila József

Attila József (1905-1937) est un des poètes hongrois majeurs de l’entre-deux-guerres, un poète maudit que l’on peut placer à côté de Trakl ou de Lorca. L’Unesco lui consacre cette année. Mais plutôt qu’une reconnaissance, c’est une renaissance que ce recueil très complet de l’œuvre de József propose.

Salué en France dans les années 1950, ce fut sa fibre prolétaire qui l’amena aussi en Hongrie au rang de poète national à la même époque. Peut-on se limiter à ces poèmes des manuels scolaires hongrois, à ce barde de génie qui chanta l’ouvrier et la République de Bela Kun ? Cet anarcho-communisme étoffé dans le court séjour à Paris et aiguisé dans le parti communiste hongrois des années vingt fut un point de départ pour une aventure poétique extraordinaire, jamais séparée de son aventure humaine.

«Attila József etait un poète de vérité», disait de lui un ami fidèle. Sa vérité, elle sort de la matière même, mais ne s’arrête pas à cette surface, elle nous mène quelque part au-delà du réel, dans une langue où les brumes champêtres du folklore s’animent par les mouvements de hache du verbe, où surréalisme et dadaïsme sortent de leur isme ordinaire pour transformer amours, souffrances, vocation du suicide et affres psychanalytiques dans une pâte de verre précieuse et unique. C’est l’aura tragique d’un poète qui meurt à 32 ans, fou de Villon et de Verlaine... Une fougue que la traduction française suit en tout honneur, empruntant tantôt le rythme des ballades de Villon, tantôt les structures Renaissance d’un Ronsard ou les cadences d’un Appolinaire. Malgré la difficulté d’une mise en français de l’accent tonique, de cette énorme différence entre les deux langues, c’est une mise en spectacle fastueuse d’une conscience surprenante et rare, bouleversante de modernité.

Voyez comment son besoin d’amour nous revient mille fois enrichi d’intérêts : «Nourris-moi car j’ai faim, borde-moi car je gêle,/ Vois comme je suis bête, occupe-toi... de moi./ Ton absence est un courant d’air qui me flagelle./ La peur me quittera si tu parles, toi.»

Attila József, Aimez-moi, L’Œuvre poétique, Phébus, 27 e


Habiter au pays des tulipes/ Lucebert

Lucebert. Proche de Lucifer – allumette en néerlandais – ce nom à résonance universelle est le pseudo de Lubertus Jacobus Swaanswijk, nom qui flaire tout l’inconfort d’une langue peu répandue, peu parlée. On reconnaîtra d’autant plus l’excellent travail de Kim Andringa et Henri Deluy pour nous la rendre. C’est ainsi que nous pouvons nous laisser allumer par ce « preste trublion » qui crie haut et fort : « la lyrique est la mère de la politique » et qui prend des tons uniques, lui qui sait « ce que c’est qu’habiter au pays des tulipes ». « Aucun applaudissement pour valider les règles du vers véritable » ; « je suis vu par mes visages/et mangé par ma chair/ainsi la poésie est bâillonnée » : vous aurez compris que Lucebert refuse la tradition en poésie, impliqué comme il l’a été dans une peinture des années 1950 devenue Cobra (Co-penhague, Br-uxelles, A-msterdam). Ce mouvement libre reprenait dans l’abstract l’expressionnisme nordique pour donner un mélange étrange de rigueur, fantasme et grotesque, cette poésie de Lucebert mouillée dans la spontanéité et l’expérimental qui cherche en même temps les valeurs populaires, collectives. Où les frontières entre peinture et poésie fondent dans un signe resté souriant, malgré la gravité de la démarche.

Lucebert, Apocryphe, traduit du néerlandais par Kim Andringa et Henri Deluy, éditions Le bleu du ciel, 16 euros




La femme mérite/ Ovide

«Une sorte de service militaire, voilà ce qu’est l’amour !/arrière, mauviettes ! »
Ovide écrivait son Ars amatoria - L’art d’aimer – il y a presque 2000 ans. Mais ce témoignage émouvant en alexandrins le place dans un espace atemporel où la modernité retrouve toujours une main tendue. Ce petit traité d’amour, sorte de Kama Sutra de l’esprit, fit que Ronsard soit Ronsard, que les Libertins soient des Libertins, que le face-à-face homme-femme soit inépuisable richesse, jamais abolie. Ovide s’adresse aux hommes et aux femmes de son époque. Il leur apprend les ruses d’une relation amoureuse avec une sincérité déconcertante. (Cette liberté de ton lui valut, d’ailleurs, son exil sur les rives du Pont-Euxin.) Il détourne le vocabulaire de la guerre pour mettre en place ses stratagèmes, avec humour et sarcasme, satyre et amoureux transi en même temps. « Pour voir ses vœux réalisés, il faut être pathétique./Ainsi, en vous voyant passer, chacun s’écriera : “Il aime.” » Aucun cynisme dans son jeu. Car « La femme mérite qu’on lui consacre du temps ». Cette femme, c’est une « affranchie », son égale dans le désir, un corps autant qu’une âme d’une malicieuse puissance. « Vous gagnerez tout à lui faire croire qu’elle vous domine ! »

Ovide, L’Art d’aimer, illustrations de Gabriel Lefebvre. Précédé de « L’amour à Rome » par Jacques Lacarrière, éditions Complexe, 19,90 






















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