dimanche 10 avril 2011

“ Je m’oralise ”/ Ghérasim Luca



«Le plus grand poète français, mais justement il est d’origine roumaine, c’est Ghérasim Luca : il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui-même.» Constat péremptoire, c’est le philosophe Gilles Deleuze qui le fait. Et pour cause. Gherasim Luca publia le Premier manifeste non œdipien vingt-cinq ans avant le célèbre Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. «Nous croyons que l’érotisation sans limites du prolétariat constitue le gage d’un réel développement révolutionnaire», écrivait-il, se fiant au pouvoir insurrectionnel de l’amour et exaltant «le désir de désirer». Double insurrection, contre le complexe d’Œdipe et contre la nature humaine.Une activité critique devant l’inconscient. Avec des titres d’une subversion latente : le Vampire passif (1945, Roumanie), la Mort mortel’Inventeur de l’amour (1947), la Négation de la négation. Le groupe surréaliste roumain, «le plus exubérant» de tous, fit même peur ailleurs.

Peu connu, inclassable – à côté des surréalistes mais éloigné d’eux, dans son exil parisien commencé dans les années 50 – ce poète habita la poésie au point de se suicider (en 1995, un pont sur la Seine plus loin que Paul Célan, l’autre exilé) déçu par un monde où elle n’a plus sa place. Romantisme ou jusqu’au-boutisme dans l’absurde, qu’il inscrit dans sa lettre d’adieu...

Imprimée, sa poésie se fait et se défait graphiquement, parcourant vigoureusement la page, entraînant l’œil dans ce cruel glissement du mot vers sa destruction, support fragile, syllabe ambivalente. Mais à la différence de Isou, inventeur du lettrisme – décomposition graphique, calligraphie absurde, en synergie avec la peinture – Gherasim Luca quitte le support visuel pour celui de la voix, le poème devenant une mise en scène de la parole, distorsion du mot, destruction de la langue, souffle, balbutiement de l’enfance du monde. Nous sommes au cœur du langage même, capable de se détruire et de se régénérer à l’infini : «le pas/ le pas/ le mauve/le mauvais pas/le mauvais pas pas/ (...) ne dominez pas vos passions passives... ne do/... » Un «théâtre de bouche», un work in progress où la seule voix du poète remplit ce rituel qu’il annonçait ainsi dans un texte théorique : « Je parcours aujourd'hui une étendue (...) où le poème prend la forme de l’onde qui l’a mis en marche. Mieux, le poème s’éclipse devant ses conséquences. En d'autres termes : je m’oralise... »

L’artiste Piotr Kowalski, qui travaille sur la sculpture du son, a pu modéliser un objet fait de tranches, «échantillons» du son émis par le poète quand il prononce, dans un de ses poèmes, le mot: «passionnément».

Un disque est sorti, qui renferme cette voix unique de la poésie. Sublime. À lire, après, toute l’œuvre du poète, commencée aux éditions Soleil Noir, vaillamment continuée chez José Corti...




Écouter: Ghérasim Luca par Ghérasim Luca, CD, distribué par Le Seuil, 200F, rayon poésie, FNAC.

Lire: Héros-Limitele Chant de la carpeParalipomènesThéâtre de bouchela Proie s’ombre, chez José Corti.